LA TRIBUNE DIMANCHE — Vous êtes le tout premier secrétaire deETstatut de l’intelligence artificielle en France. Quel message le gouvernement veut-il envoyer ?
CLARA CHAPPAZ — C’est un signal très fort car l’intelligence artificielle est une avancée technologique qui pose d’énormes défis économiques, politiques et sociétaux. La maîtrise de l’IA est cruciale pour la souveraineté, la compétitivité et l’attractivité de la France, et elle est un vecteur de progrès pour tous. Dans ce contexte, mettre l’IA en avant dans l’intitulé d’un portefeuille ministériel envoie le message que les enjeux sont compris pour faire de la France une puissance majeure du secteur.
« Utiliser l’IA est une question de vie ou de mort pour une entreprise » (Emilie Sidiqian, Salesforce)
Est-il réaliste de vouloir rivaliser avec les États-Unis et la Chine ?
Nous sommes des challengers. Le rapport Draghi publié à l’automne pose un diagnostic clair sur nos atouts et notre avance sur de nombreux sujets, à commencer par le talent. Mais il dit aussi que nous devons libérer le potentiel de l’innovation si nous ne voulons pas échouer.
Cette préoccupation est notre moteur depuis le lancement de la stratégie nationale IA en 2018, qui mobilise 2,5 milliards d’euros jusqu’en 2025. Cette stratégie a structuré l’écosystème de l’IA avec des actions sur tout le spectre. chaîne de valeur, depuis l’infrastructure jusqu’aux grands modèles linguistiques, en passant par la recherche.
Aujourd’hui, nous avons des acteurs souverains du cloud comme Scaleway et OVHCloud, des infrastructures informatiques avec le supercalculateur Jean Zay, des grands modèles d’IA qui rivalisent avec ceux de la big tech avec Mistral AI ou H Company, beaucoup de start-up -l’IA dans tous les domaines stratégiques. des domaines comme Aqemia en santé, Preligens en défense… Et bien sûr une excellence mondialement reconnue en recherche. Il faut maintenant amplifier.
En mars dernier, le rapport du Comité interministériel sur l’IA demandait auETL’Etat doit investir 5 milliards d’euros supplémentaires par an pendant cinq ans, indispensable pour éviter une « dégradation historique ». Est-ce possible dans ce contexte budgétaire ?
La question des moyens est très importante, mais il faut penser le financement dans sa globalité. Outre les 2,5 milliards d’euros de la stratégie nationale et du plan France 2030, il faut aussi compter sur le secteur privé. Et il joue son rôle, comme le montre par exemple le lancement l’année dernière du centre de recherche de Kyutai par Xavier Niel, Rodolphe Saadé [propriétaire de La Tribune, Ndlr] et l’ancien patron de Google, Eric Schmidt.
Kyutai est une initiative philanthropique qui stimule la recherche française en IA et qui a déjà abouti à des avancées significatives avec son IA vocale présentée il y a quelques mois. Mais il n’y aurait pas de Kyutai sans la qualité de la recherche publique et sans les talents qui souhaitent rester en France grâce à la politique d’attractivité mise en œuvre depuis 2017.
Moshi, l’IA vocale de Kyutai, coupe-t-il l’herbe sous le pied d’OpenAI ?
Il n’y aura pas de prolongation ? Le rapport estime que cet investissement rapporterait 240 milliards d’euros supplémentaires de PIB en dix ans…
Le contexte budgétaire est difficile, comme chacun le sait, et nous devons être responsables dans la maîtrise des finances publiques. Il ne faut pas oublier que le financement privé, soutenu par l’effet de levier de l’argent public, est très important. L’IA a également capté une grande partie des fonds levés par les start-up l’année dernière. Notre mission est d’assurer ce continuum, investissant donc l’argent public pour jeter les bases d’un écosystème dynamique.
Le rapport alerte sur le sous-financement des start-up de l’IA et appelle à la création d’un fonds « France AI » de 10 milliards d’euros pour soutenir des entreprises comme Mistral. Qu’en penses-tu?
Bien entendu, la question du financement est essentielle pour éviter une concentration entre les mains des géants américains et chinois. Nous travaillons sur le sujet en amont du AI Action Summit, que la France accueillera les 10 et 11 février 2025.
Dans la continuité des sommets au Royaume-Uni en 2023 et à Séoul l’été dernier, nous accueillerons des chefs d’État, des entreprises et des représentants de la société civile du monde entier pour promouvoir l’idée d’une troisième voie aux États-Unis et en Chine.
« Investir dans l’intelligence artificielle, c’est investir dans la croissance » (Anne Bouverot et Philippe Aghion)
Concrètement, que peut-on attendre de ce Sommet ?
Des moyens concrets pour que l’IA soit synonyme de progrès pour toute l’humanité et tous les pays, notamment au Sud. Des actions seront menées sur les cinq piliers identifiés : l’IA dans l’intérêt public, l’avenir du travail, l’IA dans la culture, l’IA de confiance et sa gouvernance au niveau mondial.
Nous souhaitons que ce Sommet soit aussi fédérateur que l’ont été les Jeux Olympiques de Paris, et qu’il présente une vision ambitieuse et positive de l’IA. L’objectif est de créer un sentiment de fierté pour ce que la France a déjà accompli grâce à sa recherche et à des champions comme Mistral AI reconnus dans le monde entier.
Justement, la France n’est-elle pas trop dépendante du succès de Mistral ? La société est érigée en porte-drapeau mais elle ne peut rivaliser financièrement avec les géants américains et pourrait être une cible d’acquisition.
Mistral prouve qu’on peut devenir un acteur mondial depuis la France. Mais le pays compte des centaines de start-up d’IA. Certains sont très prometteurs comme H, qui a levé 220 millions de dollars dès sa création, ou Aqemia qui a signé un partenariat de 140 millions de dollars avec Sanofi pour découvrir des médicaments contre le cancer grâce à l’IA. Sans oublier les grands groupes et même les champions de la French Tech comme Doctolib, qui transforment et améliorent leurs produits grâce à l’IA.
Seulement 3% des TPE et PME utilisent l’IA générative. Il y a encore un long chemin à parcourir…
L’accompagnement est crucial et s’effectue dans le temps. Internet n’a pas transformé les entreprises du jour au lendemain. Des travaux seront menés pour identifier des cas d’utilisation pertinents pour l’IA. Plus nous pourrons créer en France des produits et services d’IA performants, plus ces technologies seront attractives et amélioreront la compétitivité des entreprises.
Puisque le défi est de créer un secteur de l’IA fort, pourquoi votre secrétariatETL’État est-il placé sous la tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, et non plus à Bercy ou sous l’autorité directe du Premier ministre ?
Parce que le talent et la recherche sont la clé du développement de cet écosystème. La révolution numérique est entrée dans une nouvelle phase, celle des deeptech, c’est-à-dire des innovations de rupture venues des laboratoires, qui ont un énorme potentiel de transformation.
C’est valable pour l’IA bien sûr, mais aussi pour le quantique ou la biotechnologie. Nous avons déjà créé des passerelles entre entrepreneurs de la French Tech et chercheurs de la deeptech, mais le rapprochement avec ce ministère va permettre d’amplifier ce mouvement. Et on peut toujours compter sur les administrations de Bercy en matière économique.
Justement, vous avez accès à la Direction générale des entreprises (DGE) ou à la Direction interministérielle du numérique (DINUM), mais sans avoir d’autorité politique sur elles. Cela veut dire qu’il va falloir gagner des arbitrages…
Ce n’est pas un problème, la coopération se passe très bien.
De nombreux parlementaires, notamment issus des partis de la coalition gouvernementale, ont proposé des amendements visant à réduire le financement du Crédit Impôt Recherche. Qu’en penses-tu?
La question des dispositifs de soutien à l’innovation comme celui du CIR et des JEI est une question importante pour notre écosystème entrepreneurial et nous discutons avec tous les acteurs de l’écosystème pour réfléchir aux pistes d’amélioration, tout en respectant la ligne de responsabilité budgétaire impulsée par le Premier ministre.
Quelle est la portée de votre portefeuille ? Plusieurs sujets ont émergé par rapport à vos prédécesseurs, notamment les sujets d’infrastructures numériques et d’inclusion numérique, qui ont été confiés à Catherine Vautrin, ministre du Partenariat avec les territoires et de la Décentralisation.
Il n’y a pas de succès dans l’IA et le numérique sans inclusion. Nous travaillerons donc Catherine Vautrin. Au-delà du pilotage des actions en faveur de l’IA sur l’ensemble de la chaîne, mon périmètre inclut l’écosystème de l’innovation au sens large.
Cela inclut la protection de l’espace numérique des citoyens, des entreprises et des collectivités, par exemple la protection des enfants contre les dangers du numérique, le cyberharcèlement, la vérification d’identité sur Internet, les suites de la Commission Écrans lancée par le Président, ou encore le numérique. les enjeux autour de la santé mentale des jeunes, qui est la grande cause du Premier ministre Michel Barnier.
Qu’en est-il de la cybersécurité, alors que la France doit transposer en urgence la directive européenne NIS2, déjà entrée en vigueur en octobre ?
La cybersécurité est une de mes priorités. Les cyberattaques visant des entreprises et des organisations, notamment des hôpitaux, sont innombrables et ont coûté 2 milliards d’euros aux victimes l’année dernière. C’est un sujet crucial. Et c’est pourquoi je présenterai prochainement le projet de loi transposant la directive NIS2.
Commentaires recueillis par Sylvain Rolland