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04 juin 2024 |
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© Philippe Chancel

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

Écrans de Jean Genet n’a rien perdu de son agressivité poétique et politique. Pièce sur « les événements d’Algérie » qui ne s’appelaient pas encore guerre, qui balaie néanmoins cette affirmation trop réductrice. « Tout est vrai et rien n’est vrai. » a affirmé Jean Genet. Et cela ne veut pas dire que cette pièce n’en parle pas, tout comme elle ne parlerait pas des ravages de la colonisation, c’est simplement autre chose qui dépasse ce contexte et son incompréhension, une adresse aux morts, un tombeau littéraire. où Jean Genet précipite et cristallise l’or et la crasse d’une humanité en proie à la violence où dans un jeu de miroir oppresseurs et opprimés se renvoient dos à dos, où la mort ayant tout pouvoir éteint toute révolution. Là est peut-être le vrai scandale, dans cette révolution figée, sans gagnant ni perdant, jetée dans le vide, une dernière scène étonnante, tout aussi percutante que la mise en scène magistrale, prenant littéralement aux tripes, d’Arthur Nauzyciel.

D’emblée, l’arrivée de Saïd, marchant comme sur un fil, l’ombre fugace et enceinte d’Abdallah Bentaga le funambule dont Genet s’est épris dans les années 1950, frappe et on se dit qu’on a déjà gagné. Quelque chose s’y dessine, profondément, qui imprègne toute cette mise en scène épurée jusqu’à l’os, sans artifice, d’une beauté nue, dure et d’une légèreté étrange et bouleversante dans sa monstruosité. Une mise en scène verticale qui interpelle les corps, toujours en mouvement, chorégraphiée sur ce gigantesque escalier blanc découpé et sublimé par la lumière. Haut promontoire que l’on descend ou escalade, sur lequel on domine, sur lequel on est dominé, c’est un lieu de passage entre deux mondes bousculés dans lesquels on peut brusquement basculer, la fragilité et la versatilité de chaque destin entre ascension et chute. C’est le désert, les champs d’orangers et de chênes-lièges, le casemate, le bordel et la prison. Le cimetière, le paradis et l’enfer. C’est toute l’Algérie parcourue par Saïd et la vilaine Leïla, traversée par des soldats en déroute et des fellagas en embuscade. Enfin, c’est la tombe de tous les morts d’Algérie tombés au combat. De toutes les morts de toutes les révolutions, de toutes les insurrections. Pas d’écrans donc mais une superbe abstraction, un espace ouvert et poétique où tout peut exister puisqu’on est au théâtre. Il n’y a rien de réaliste, seuls les mots donnent la réalité et c’est cette parole, triviale, crasse et lyrique, qu’Arthur Nauzyciel valorise sans jamais l’encombrer. Une parole qui engage, impacte viscéralement les corps sans rémission, entre grotesque et sublime, toujours décentrés, jamais vraiment sur leur axe, tordus ou boiteux. Marionnettes coloniales, petits soldats de plomb hypersexués en uniformes aux couleurs pastel, un sergent habillé pour une prochaine parade mortuaire et les putes plaquées or côtoient la crasse noire et poussiéreuse de Saïd, Leïla et La Mère. Les corps sont obscènes, ils pètent, puent, rotent et crachent mais l’obscénité, la vraie, c’est sans doute la mort à l’œuvre ici.

Mais même dans la mort qui vous réunit au ciel de cet escalier, à défaut de vous réconcilier, nous restons encore vivants, terriblement. Arthur Nauzyciel ordonne une danse macabre, un rituel funéraire et délabyrinthe le malentendu qui lui est mauvais pour déporter en son centre exact les paroles de Jean Genet renvoyant dos à dos dans un geste poétique et subversif bourreaux et victimes, alors qu’il revenait en Les bonnes Solange, Claire et Madame. Cependant, ne pouvant s’appuyer dans cette fable sur la réalité qui lui donne son origine, Arthur Nauzyciel, agissant sur sa mémoire, fait néanmoins brutalement intervenir la réalité de ce qu’a été la guerre d’Algérie côté français et en donne une lecture, filmée planifie grossièrement, par celui qui fut un jeune médecin militaire, des lettres envoyées d’Algérie décrivant son quotidien, entre ennui, éloignement, torture et exécution sommaire dont il fut le témoin impuissant et lucide d’une absurde bataille perdue d’avance. Le regard de cet homme désormais âgé, lorsqu’il évoque cela, est tout simplement bouleversant. Cette perspective glaçante n’est pas inutile, ce qui démontre au contraire ce qu’affirmait Jean Genet, Écrans ne serait qu’une méditation de cet événement. Et c’est à cela que nous invite Arthur Nauzyciel, entrer dans l’imaginaire d’un écrivain pour qui le langage transcende le réel pour lui offrir l’universalité. Pour ce qui est de Quatre heures jusqu’à ChatilaPuis plus tard Le captif amoureux, l’écriture dépasse très vite son sujet et lui offre une portée plus générale. Arthur Nauzyciel le surpasse également avec talent pour donner voix à cette méditation sans entrave de ce qui était à tort scandaleux. Ils sont seize sur le plateau, incarnant magistralement ces marionnettes scabreuses, baroques et déjantées, dans leur plein sens, leur offrant une humanité déjantée, chaotique et certainement pas héroïque. Trois générations, dont certaines adaptées par Patrick Chéreau, pour saisir par là même ce texte sublime et subversif, lui donnant son poids de chair, pourri de l’intérieur comme de l’extérieur. Le théâtre de Jean Genet ne pouvait être qu’un cimetière vivant, la mise en scène juste, forcément juste d’Arthur Nauzyciel le souligne, qui est une somptueuse célébration profane des morts, une vanité exemplaire où les morts plus vivants que les vivants donnent à entendre le désordre des un monde où chacun n’est jamais tout à fait ce qu’il est, où seule la poésie, si elle ne réenchante pas le monde, aide au moins à survivre.

© Philippe Chancel

Écranstexte de Jean Genet

Réalisé par Arthur Nauzyciel

Avec : Hinda Abdelaoui, Zbeida Belhajamor, Mohamed Bouadla, Aymen Bouchou, Océane Caraïty, Marie-Sophie Ferdane, Xavier Gallais, Hamou Graïa, Romain Gy, Jan Hammenecker, Brahim Koutari, Benicia Makengele, Mounir Margoum, Farida Rahouadj, Maxime Thébault, Catherine Vuillez, et la voix de Frédéric Pierrot.

Dramaturgie : Leila Adham

Œuvre chorégraphique : Damien Jalet

Lumières : Scott Zielenski

Scénographie et accessoires : Riccardo Hernández, avec la collaboration de Léa Tubiana

Sculpture : Alain Burkhart

Son : Xavier Jacquot

Vidéo : Pierre Alain Giraud

Costumes, maquillage, coiffures et peintures des djellabas : José Lévy

Coiffure et maquillage : Agnés Dupoirier

Du 31 mai au 19 juin 2024

Du mardi au samedi à 19h30, dimanche à 15h

Semaine de relâche exceptionnelle mardi 4 juin et mercredi 5 juin

Durée 4 heures

Odéon-Théâtre de l’Europe

Place de l’Odéon

75006 Paris

Réservations : 01 44 85 40 40

www.theater-odeon.eu

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