Il fallait un livre pour raconter ce qu’un groupe de gens doués s’est lancé bruyamment dans la mare de la gastronomie au milieu des années 2000. Un bel ouvrage compact au dos imitation Pléiade qui rassemble « l’œuvre complète » (sic) de Chateaubriand, le bouclard parisien le plus important de sa génération.
Un bistromance, une belle histoire
Le restaurant de 129 avenue Parmentier est raconté par ceux qui l’ont vu naître, grandir et tout va mal. Pendant trois ans, les journalistes François Chevalier et Stéphane Peaucelle-Laurens ont recueilli les souvenirs d’une centaine (!) de personnes (associés de la première heure, anciens salariés, figures de l’alimentation ou personnalités) qui ont vécu une partie de leur vie ancrée à son comptoir.
On y croise le duo fondateur Iñaki Aizpitarte, chef libre et punk, et Fred Peneau, restaurateur de génie, mais aussi Philippe Katerine, qui s’est retrouvé nu là-bas (décidément) ; Jonathan Cohen, qui y travaillait comme serveur (ce n’est pas un mythe) et qui a même composé la chanson du restaurant ; Raquel Carena, figure tutélaire du mythique Connerie ; François Simon, chroniqueur culinaire et mangeur masqué ; Franck Audoux, alors coureur infatigable et aujourd’hui mixologue chez Cravan ; ou Bertrand Grébaut, chef du futur Septimequi a trouvé son chemin depuis Damas là-bas.
Un long entremêlement de verbatims et de souvenirs en tout genre, car Tout n’a pas été que joie et réussite dans cette adresse mythique. Comme nous le rappelle la préface du livre, “le Château aurait pu éclater 100 fois”. Mais toutes les personnes interrogées sont d’accord sur une chose : ce restaurant a changé leur vie. – et nos assiettes.
Château l’artiste !
Le parcours du chef Iñaki Aizpitarte y est retracé depuis ses débuts expérimentaux au bistro la Famille à Montmartre en passant par le restaurant du musée MAC VAL à Vitry où, pendant quelques mois, il s’est inspiré des œuvres d’art exposées pour proposer des plats. éblouissant et décalé, comme ce pépin de pomme unique servi sur une grande assiette blanche, pour la modique somme de 30 € ! Un pied de nez à la gastronomie et à l’art contemporain qui amuse autant qu’il agace (“Super mais moche!”lança François Simon).
En 2006, fin de récréation : Fred Peneau, restaurateur de profession, et Iñaki Aizpitarte cherchent à s’installer dans ce 11e qui reste encore une zone culinaire interdite, ou presque. Le Chateaubriand, bistro bruyant à deux pas du métro Goncourt, est alors tenu par la chef anglaise Susan Jane Aufray, qui finit par leur vendre. Sous le parrainage de Raquel et Pinuche du Connerie et avec l’aide de quelques amis (David Vincent-Loyola, futur patron de Aux deux amisErwan Pennaneach, Franck Audoux), le « gang Chateaubriand » peut commencer à sévir.
Un cœur gastronomique dans un corps de bistrot
Mais qu’est-ce que Chateaubriand a inventé exactement ? Une expérience de restauration avant-gardiste libérée des codes lourds de la gastronomie grandiloquente, dans un cadre de bar populaire. Dans le sillage d’Yves Camdeborde et de sa bistronomie, Chateaubriand jette l’éponge et laisse trop de bonnes manières au vestiaire. La musique bat à plein régime dans la cuisine, les quilles naturelles se vident d’elles-mêmes et les assiettes spontanées et étonnantes – parfois bâclées aussi – sont envoyées par une bande d’amis en baskets, aussi stylés que mal rasés.
Ils s’accroupissent nonchalamment au bord de la table pour les présenter au client car le brouhaha est tel (ils l’appellent « le château bruyant ») qu’on s’entend à peine dans ce désordre, comme se souviennent tous les témoins. A l’époque, le Château était à la cuisine ce que le Rex Club était à la French touch en musique. Désormais, à Paris, on va au restaurant comme on va en soirée ou à un concert.
Et le 11 est devenu Foodistan
En 2006, la scène culinaire parisienne est divisée, comme le rappelle Bertrand Grébaut : « Soit tu avais des bistrots à l’Est comme les conneriesoù l’on buvait nature, ou où l’on mangeait dans des restaurants étoilés de l’ouest. Personne n’avait encore franchi les limites. Sans jamais conceptualiser leur cuisine, Iñaki Aizpitarte et Fred Peneau ont l’intuition d’avoir quelque chose, une idée nouvelle et forte. Leur cuisine instinctive est composée d’associations marquantes, originales et très claires – les anciens se souviennent avec nostalgie de la formule déjà à 16 € !
Les plats d’Iñaki ne sont pas des prouesses techniques mais reposent sur des accords éblouissants. Bertrand Grébaut reste sur le cul : « Là-bas, je mange des choses étonnantes : en entrée, un voile de carottes fabriqué à la machine pour dérouler les légumes sur du thon mi-cru, […] un condiment OVNI, et un dessert avec des variations autour des ferments lactiques avec mozzarella, crème, yaourt. Cela m’a tué. Le chef de Septimetoujours dans ses rêves de stars et de compétitions, en ressort bouleversé. Comme le dit le chef danois René Redzepi : « Avec eux, ce qui était sauvage est devenu la norme. » Et c’est ainsi que le 11 est devenu l’eldorado des foodistas.
Tout cela n’est qu’une petite partie de ce livre plein d’anecdotes romantiques, de souvenirs de fête et de moments difficiles en cours de route. Il a aussi le bon goût de ne contenir AUCUNE recette (alléluia !), ce tic éditorial des livres de chef. De toute façon, ce serait peine perdue de tenter de consigner par écrit des plats aizpitartiens… Et puis ce livre n’est pas une affaire de poids ou d’habileté, mais la chronique orale d’un lieu parisien. C’est là la grande réussite du projet : faire de Chateaubriand lui-même le personnage central de cette histoire.
LE CHÂTEAU, le livre sur l’histoire du restaurant Le Chateaubriand
Montage : François Chevalier, Stéphane Peaucelle-Laurens
Photographies : Benjamin Malapris
Entorse Editions, 440 pages, €55
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