Milvignes, la ville qui a ouvert ses bras aux Yéniches

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Trouver un lieu, le parcours du combattant

Le gars fort travaille dans le bâtiment, comme beaucoup d’autres ici. Certains sont ferrailleurs, d’autres taille-crayons ou antiquaires. Les femmes s’occupent de l’école à domicile des enfants, qui représentent près de la moitié de la centaine de personnes présentes sur le site. « Les gens pensent que parce que nous vivons dans des caravanes, nous sommes tout le temps en vacances », rigole-t-il. Mais nous sommes des travailleurs acharnés, nous avons la culture suisse en nous!»

Tout le monde est ravi de pouvoir passer trois semaines dans ce cadre, lors d’une escale à la saveur particulière. « C’est très rare qu’une ville accepte spontanément de nous accueillir, et qui plus est, dans un endroit magnifique. Habituellement, nous sommes placés là où personne ne veut aller : à côté des déchetteries, des stations d’épuration ou des hôpitaux psychiatriques », note Stève.

Stève, président de l’association Défense des gens du voyage suisses, le 15 avril 2024 à Auvernier. — © Nora Teylouni / Le Temps

En octobre, comme chaque année, l’association a adressé des demandes à une centaine de communes pour trouver des emplacements entre mars et octobre. Seuls trois ont répondu favorablement, dont Milvignes. Les deux autres ont été déboutés par la justice l’année dernière alors qu’ils voulaient déloger la communauté de leur territoire. « Tout ce que nous souhaitons, c’est pouvoir vivre notre culture en faisant les choses dans les règles de l’art. En général, quand on est accueilli une fois, on peut revenir après.

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Être accepté reste cependant un parcours du combattant pour cette minorité nationale qui compte 30 000 membres, dont environ 3 000 ont encore un mode de vie nomade ou semi-sédentaire. S’il est longtemps resté discret par crainte de persécutions, il se fait désormais entendre en s’installant, le cas échéant, dans des communes sans avoir obtenu d’autorisation. « On nous reproche souvent de ne pas respecter la loi. Mais ce sont les cantons et les communes qui font le premier pas vers l’illégalité en ne respectant pas les engagements pris par la Confédération à notre égard.» A savoir l’obligation de proposer des espaces d’accueil adaptés et suffisants à cette minorité. « Nous ne voulons plus nous cacher. Les gens doivent savoir que nous existons et que le voyage fait partie de notre ADN.

Nous ne voulons plus nous cacher. Les gens doivent savoir que nous existons et que le voyage fait partie de notre ADN

L’accord de Milvignes a été accueilli avec une grande joie par les membres de la communauté. « Elle a fait preuve d’une ouverture d’esprit qu’on aimerait voir dans d’autres communautés », poursuit Stève en sirotant son verre d’eau. Il se félicite également que la population locale ait été informée à l’avance de leur arrivée. «Beaucoup de gens ignorent qu’il existe une communauté nomade en Suisse depuis des siècles.» Il espère que cette halte, organisée dans la bonne humeur, contribuera à briser « la forteresse de la peur ».

“C’est comme un père qui nourrit les enfants de son voisin mais pas les siens”

Ce premier week-end passé à Auvernier a déjà permis de faire tomber les barrières. Avec une météo radieuse, de nombreux habitants de la région se sont rendus à la plage d’Auvernier et n’ont pas hésité à traverser le camp avec une certaine curiosité. Certains se sont arrêtés pour poser des questions, un homme est venu jouer du violon. « Une dame a même dit à ma femme qu’elle était heureuse que la ville nous accueille. N’hésitez pas à venir prendre un café ! », rigole Stève.

Ce jeudi, il rencontrera un enseignant du village pour organiser un échange entre les enfants du village et ceux de la communauté : « Si l’histoire de notre peuple était enseignée à l’école, les mentalités seraient sans doute différentes. Le manque de connaissances ne conduit qu’à une peur compréhensible.

Au camp communautaire Yeniche, le 15 avril 2024 à Auvernier. — © Nora Teylouni / Le Temps

Stève constate que les Yéniches souffrent aussi de l’image laissée par les voyageurs étrangers. « La seule chose que nous avons en commun, c’est que nous vivons dans des caravanes. Mais nous n’avons ni la même culture, ni la même langue, ni les mêmes origines. Ils viennent s’installer au même endroit pendant six mois. Ils ne voyagent pas et ne sont pas toujours respectueux. Nous, même si on nous dit qu’on peut rester trois mois, on partira au bout de deux ou trois semaines.

Si l’histoire de notre peuple était enseignée à l’école, les mentalités seraient sans doute différentes

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Après avoir été accueilli par un voisin, il partage encore l’incompréhension qui règne au sein de sa communauté. « Mon pays dépense des millions pour créer des espaces d’accueil pour les voyageurs étrangers, et il n’y a rien pour nous ? C’est comme un père qui nourrit les enfants de son voisin mais pas les siens !

Provoquer l’ouverture d’esprit

Petit à petit, sous les auvents environnants, les terrasses se remplissent et s’animent.
Dans les allées, les enfants circulent dans de petites voitures électriques. Devant une caravane située à l’autre bout du camp, quatre jeunes hommes partagent une bière en fumant des cigarettes.

« On se sent bien ici, les gens sont curieux dans le bon sens », sourit Jordan. « La population commence petit à petit à nous différencier des personnes voyageant à l’étranger, ça fait du bien. Parfois, il faut se forcer pour créer un esprit ouvert. Il est important de ne pas juger sans savoir et de veiller à ce que la confiance soit établie », poursuit Raoul. A ses côtés, Dylan constate qu’il y a 15 ans, “personne ne se serait aventuré au milieu du camp”.

Dans le camp de la communauté Yeniche à Auvernier, le 15 avril 2024. — © Nora Teylouni / Le Temps

Cette méfiance à leur égard ne les décourage-t-elle pas parfois ? “Non. Ce sont nos coutumes et nous continuerons ainsi jusqu’au bout ! affirme Dylan. Jordan reconnaît que cela peut encore peser sur le moral. « J’aimerais ne plus avoir la gorge nouée au moment où je m’apprête à dire que je suis Yéniche. Parfois je m’abstiens pour ne pas provoquer de réactions négatives.

On se sent bien ici, les gens sont curieux dans le bon sens

Kenzo estime que la présence de sa communauté n’apporte que des bénéfices aux municipalités : « Nous payons pour des terrains autrement inutilisés et nous maintenons les entreprises locales en activité. Tout le monde gagne.

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« Nous n’avons qu’un mot et nous tenons toujours nos engagements ! »

Sous l’auvent voisin, Kristen profite du soleil de fin d’après-midi : « Nous sommes vraiment heureux d’être ici. C’est rare que les choses se passent aussi bien. A ses côtés, Julie raconte comment elle a rejoint la communauté yéniche à 16 ans, après avoir rencontré celui qui deviendra son mari. « Je ne pouvais pas revenir en arrière, j’aime trop ma vie comme ça. La liberté, le vivre ensemble, l’ambiance familiale.

Ce qui ne l’empêche pas d’exprimer également quelques inquiétudes, notamment concernant la sécurité des enfants : “En fonction des endroits où nous sommes placés, cela peut être dangereux pour eux.” Le danger vient aussi parfois de la population locale : « Il y a une dizaine d’années, on nous a tiré dessus par hasard, poursuit Julie.

Julie et Kristen, à Auvernier, le 15 avril 2024. — © Nora Teylouni / Le Temps
Julie et Kristen, à Auvernier, le 15 avril 2024. — © Nora Teylouni / Le Temps

Kristen raconte comment la caravane d’un de ses voisins a été endommagée par des pierres il y a deux ans au Gros-de-Vaud, à Echallens : « Ça m’a fait très mal au cœur, c’était comme un retour dans le temps. J’espère que notre présence ici et l’intérêt médiatique qu’elle suscite nous permettront de faire avancer notre cause », soupire-t-elle, démontrant que la peur des autres n’est pas toujours unilatérale.

Nous n’avons qu’un seul mot et nous tenons toujours nos engagements !

Julie conclut en insistant sur le fait que les communes ne prennent pas de risques en concédant des terrains pour une courte période : « Nous n’avons que notre parole et nous tenons toujours nos engagements ! Après Auvernier, les caravanes des Yéniches devraient reprendre la route de Fribourg, mais rien n’est encore confirmé. Viendra ensuite la période estivale, durant laquelle il est difficile de trouver sa place. S’il le faut, la communauté n’hésitera pas à imposer sa présence, à continuer de se faire connaître et de revendiquer ses droits.


Pour Milvignes, une bonne occasion de casser les clichés

La commune de la côte neuchâteloise accueille pour la première fois la communauté yéniche. Elle espère contribuer à mieux faire connaître cette minorité nationale.

A Milvignes, il a fallu quelques semaines avant que la décision ne soit prise d’accueillir la communauté yéniche établie depuis samedi à Auvernier. «C’est une première», affirme Marlène Lanthemann, conseillère municipale chargée de la Sécurité. Nous avons considéré que le site d’Auvernier, qui accueille de nombreux événements et dispose de raccordements d’eau et d’électricité, serait bien adapté pour cela.

L’élu PLR rappelle que les communes “ont le devoir d’accueillir cette communauté composée de citoyens suisses qui paient leurs impôts en Suisse”. Pour elle, c’est aussi une bonne occasion de briser les stéréotypes, en permettant des échanges avec la population et les enfants de la communauté et du village.

«Tout le monde ne sait pas qu’il existe des voyageurs suisses»

Pour éviter que la population ne soit surprise par l’arrivée des caravanes, la municipalité a été proactive en expliquant sa démarche dans l’hebdomadaire local. Région littorale Début avril. Au-delà de quelques félicitations ou critiques, elle révèle surtout un certain manque de conscience: «Tout le monde ne sait pas qu’il existe des voyageurs suisses, ce qui rend le travail de formation d’autant plus important.»

Ce premier accueil de familles yéniches au début de la saison estivale constitue une phase test, et l’accord pourrait être renouvelé à l’avenir si tout se passe bien. « Et il n’y a aucune raison que cela se passe mal », insiste Marlène Lanthemann. Nous voulons faire taire nos détracteurs, et cela incitera peut-être d’autres communes à être ouvertes. Certains collègues m’ont déjà dit qu’ils attendaient de voir comment ça se passe chez nous avant de réfléchir à un éventuel accueil.

Manque important de places

Dans un rapport de 2021, la Fondation Assurer l’avenir des voyageurs suisses notait que notre pays dispose de 24 zones de transit dédiées aux minorités nationales nomades – dont seulement deux en Suisse romande – alors qu’il en faudrait 80 : « Elles ne couvrent que 30 à 40 personnes. % des besoins et ne sont clairement pas suffisants. Les voyageurs étrangers disposent de sept zones de transit, dont cinq en Suisse romande.

Des plans sont en cours dans plusieurs cantons pour améliorer la situation. “Néanmoins, les expériences passées ont montré que les projets finissent souvent par échouer en raison d’un manque d’acceptation par la population”, souligne encore le rapport.

 
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