HISTOIRE – Éleveuse dans l’Indre, Delphine Serreau a lancé en décembre une cagnotte en ligne qui, au terme d’un incroyable parcours qui l’a conduite à l’Élysée avec une de ses chèvres, a connu un succès fulgurant.
Depuis sa bergerie de l’Indre, la voix de Delphine Serreau parvient au téléphone à travers un réseau capricieux. “C’est extraordinaire. Je suis stupéfait,” confie l’agriculteur. La cagnotte en ligne, qu’elle a lancée en cri d’alarme en décembre face à des dettes écrasantes pour faire vivre son troupeau de 80 chèvres à Néons-sur-Creuse, a dépassé les 149 000 euros, samedi 17 février à 16 heures. “J’avais l’idée que les Français seraient touchés par mon histoire et me sortiraient de là, mais avec cette rapidité, c’est fou”nous dit l’agriculteur au téléphone ce samedi, alors que la cagnotte a plus que doublé en 24 heures.
Cela fait plus d’un an que son agriculture biologique, où elle transforme le lait de ses chèvres en fromages AOP, rencontre de sérieuses difficultés.« Cela fait 5 mois que je suis en difficulté et je ne pensais pas m’en sortir. J’étais au bord du gouffre”, confie-t-elle. A-t-elle profité du mécontentement général des agriculteurs ces dernières semaines pour alerter sur les difficultés de leur métier ? Son fonds Leetchi, lancé en décembre et toujours en ligne, auquel quelque 5 000 personnes ont déjà participé, a connu un succès bien plus grand qu’elle n’osait le croire. Pour y parvenir, l’agricultrice s’est lancée dans un périple parisien dont elle se souviendra longtemps.
Jeu de malchance
Delphine Serreau n’a pas toujours voulu être agricultrice. Après de longues études, ce doctorant en Histoire ayant grandi à Châtellerault souhaitait devenir enseignant. Ne pas se sentir “pas en phase” avec l’éducation nationale, elle change d’avis. Elle obtient un brevet professionnel agricole et monte avec Sylvie, cadre dans un centre hospitalier universitaire, un projet de fabrication de fromage. A-t-elle été inspirée par sa grand-mère, qui vivait dans une ferme avec quelques chèvres ? “C’était un changement radical de vie, comme quelque chose d’idyllique”dit sa mère, Dominique.
Mais très vite, le trentenaire rencontre une multitude d’obstacles. UN “jeu de malchance”, selon sa mère. Les fromages biologiques, qui se vendent très bien au départ, développent rapidement des bactéries – un défaut technique dans le tube de traite. Ses produits deviennent incompatibles à la vente. Elle se rabat sur le lait, beaucoup moins rentable, ce qui fait chuter son chiffre d’affaires. Des soucis personnels – la mort de sa sœur notamment – s’ajoutent au départ soudain de sa compagne, qui trouve le rythme trop dur.
“Dernier tir”l’agriculteur reçoit une livraison de foin « très mauvaise qualité » ce qui affaiblit considérablement ses chèvres. Cette livraison défectueuse entraîne, selon l’agriculteur, une perte de “60 000 euros”, la plaçant sous la menace d’une liquidation judiciaire. Avec les prêts, le montant total réclamé par sa banque s’élève à 400 000 euros. Une partie de cette dette devait être réglée d’ici le 31 décembre 2023, mais l’agricultrice obtient un délai supplémentaire du fait du lancement de sa cagnotte. « Sauvez mes chèvres ! », écrit-elle désespérée sur la page de la cagnotte Leetchi qu’elle lance en décembre. Selon des articles de la presse locale (France 3), puis nationale (Le Monde), les dons augmentent. Fin décembre, ils atteignaient 38 000 euros. Une première victoire, mais insuffisante pour sauver l’entreprise. Delphine décide alors de faire appel aux autorités.
A l’Elysée avec sa chèvre
A la mi-février, mettant le paquet, elle se rend à Paris. Avec Princess, une de ses chèvres – comme elle l’appelle “filles”, l’agricultrice prend son fiat et se dirige vers la capitale. “C’était mon dernier joker”confie-t-elle. “Je ne pouvais pas laisser mes chèvres aller à l’abattoir”.
“C’est un énorme concours de circonstances”dit sa mère. « Elle souhaitait se rendre aux funérailles de Robert Badinter avec sa chèvre, pour bénéficier de la médiatisation. Mais à l’arrivée porte d’Orléans, il est resté bloqué pendant 45 minutes. Lorsqu’elle arriva place Vendôme, les funérailles étaient déjà terminées..
-Entre-temps, la police a repéré sa voiture garée dans une zone réservée derrière l’Élysée. Les agents lui ordonnent de partir. Elle refuse. Apercevant au loin les journalistes de BFMTV, elle les interpelle. Alerté, le gardien de l’Élysée s’en va. L’affaire remonte à la directrice de cabinet adjointe du président, Sibylle Samoyault, qui l’a fait escorter au ministère de l’Agriculture. L’éleveur y est reçu par Olivier Damaisin, le coordinateur national du plan de prévention du malheur en agriculture.
Son apparition sur le plateau de BFMTV vendredi l’a finalement propulsée sur le devant de la scène. La cagnotte a déjà atteint 60 000 euros. “Vous êtes sur le plateau depuis 5 minutes, la cagnotte a encore augmenté de 6 000 euros”, » a alors souligné le journaliste de BFMTV, visiblement touché par l’émotion de l’agriculteur. Ce samedi matin, il dépasse les 141 000 euros.
Un élan de solidarité
Très émue par cette solidarité, l’agricultrice lui adresse ses remerciements “à tous ceux-là” qui a participé, « Même ceux qui n’en avaient pas les moyens mais qui faisaient des commentaires très gentils, qui remontent le moral ». « Vous ne pouvez même pas imaginer » chuchote-t-elle, émue aux larmes. «C’est tout simplement merveilleux»réagit à son tour à sa mère, pour qui le plus poignant reste les quelque 1.500 messages laissés en commentaires par les donateurs. De « du baume au cœur », » confie-t-elle, racontant avoir été très inquiète ces 5 derniers mois d’entendre sa fille, presque tous les jours, lui parler d’idées suicidaires.
Les dons commencent à 1 euro et vont, à quatre ou cinq reprises, jusqu’à 1 000 euros, précise Dominique. La mère et la fille ont été particulièrement touchées par un don d’exactement 999 euros, “comme pour me laisser y mettre symboliquement le dernier euro”joue le fermier. « Il y a des gens fantastiques, se réjouit–Elle. Une grand-mère m’a écrit que ses petits-enfants avaient récupéré tout ce qu’ils avaient pour me donner 12 euros. C’est adorable.”.
Delphine ne compte pas fermer la cagnotte tant qu’elle augmente. Elle avoue avoir sous-estimé dans les médias la somme totale nécessaire pour remettre à flot sa bergerie, qui s’élève à 200 000 euros. «Je suis tellement gêné de demander. Mais sans cela, je n’y arriverai pas l’année prochaine., confie celui qui n’a même plus d’électricité chez lui pour économiser les frais de réparation du compteur cassé. Ses chèvres, fragilisées par une alimentation insuffisamment riche ces derniers mois, ne donnent plus autant de lait, raconte-t-elle.
Olivier Damaisin, chargé de mission au ministère de l’Agriculture, l’a rappelée vendredi soir pour l’informer d’un plan élaboré avec le préfet, la DDPP, l’ANSA et les banques, « tous les protagonistes qui peuvent jouer un rôle pour remettre mon entreprise sur les rails. »