la maladie qui dit la vérité

la maladie qui dit la vérité
la maladie qui dit la vérité

« Chaque livre est quelqu’un », pensez à Joseph Portedor, le héros de Guillaume Sire. Sans forcément aller aussi loin, une certitude : ce roman est « quelqu’un » ! On entend, entre les lignes, battre le cœur de l’écrivain. Dès le prologue, on est frappé par une texture, une blessure, une étrangeté, une épaisseur, celle de “marqué par l’amour”. Si l’expression s’applique au bordel dans lequel la mère de Joseph fait le ménage (“un endroit où les hommes ont appris à entraîner la tristesse, comme un chien enragé enfermé dans un manoir”), ces écorchures d’amour font office de lien entre les personnages.

Le premier d’entre eux est Joseph, un petit garçon qui ressent tout : il lui suffit de toucher un objet ou un être pour en déceler les composantes – physiques et métaphysiques –, deviner des maladies, des grossesses, etc. “C’est une maladie” confiera un Joseph sorti de l’enfance à son ami Vadim. Qui aura cette somptueuse réponse : « Une maladie qui dit la vérité, j’appelle ça un cadeau. » Les profondeurs de cette sensibilité se révèlent au lecteur alors que Joseph sent dans toutes les fibres de son esprit l’odeur de la lettre annonçant la mort de son père à la guerre, en novembre 1915.

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« L’enveloppe sentait le foin et la cire à cacheter. Elle était passée avec du matériel alimentaire dans un hangar en bord de Marne. Joseph a imaginé les champs de betteraves et les coudes d’eau parmi les moutons gris. Le papier était résistant : affaissement sur le tiers, manque de poids sur le rabat, passementeries de cinabre, hésitations, taches concentriques. » Les « hésitations » du papier : la portée de ce mot, à cet instant, par rapport à cette lettre ; il y a là de quoi faire croire au dieu de l’écriture. Lequel surveille d’ailleurs chacune des descriptions de papier ou d’enveloppe – un des motifs du roman. Rien de ce qui touche, abrite, contient ou supporte une parole ne peut être insignifiant.

« Le laitier du carton contrecollé, son blanc trouble, l’encre, le contour des lettres. » Les non-dits aussi. Le blanc autour des mots. « Blanc comme la peau. Blanches comme les touches d’un piano. Blanc comme les yeux d’un aveugle. Blanche comme une culotte. Blanc comme les oiseaux de mer. Le blanc des perles, celui des croix de Verdun, le blanc du sable des Îles Vierges, le blanc du roi David et de l’écharpe des mousquetaires, le blanc des statues, celui de la lune, et celui des Pyrénées quand ils volent au milieu du ciel et deviennent soudain blancs, blancs, comme tout ce qui est immémorial et parfait dans ce monde.

…blanc comme, sur une blessure profonde, une goutte de lait. »

Guillaume Sire révèle la chair des mots, « leur peau d’encre, leur clarté ». Il va en chercher le sens jusque dans le choix des polices. À travers eux, il analyse rien de moins que la montée de l’hitlérisme.

« Le contenu des journaux, depuis qu’ils ont publié des photos d’Hitler, a changé. Les journalistes choisissent des phrases qui ont plus de force d’inertie – et qui gâchent donc les pages. Les secrétaires de rédaction ont adapté les polices, troquant le didone à empattements classiques contre le vrai à empattements répandus. Lorsque les mots anciens parviennent à trouver leur place parmi les nouveaux, leurs voyelles, au lieu de s’ouvrir, s’avalent. Quant à la ponctuation, encore lâche et florale en 1928, elle se tarit à partir de 1929, et donne aux phrases un rythme syncopé, dont les accélérations suggèrent les coups de coup de bélier sur une porte dont on se rendra compte une fois en panne qu’elle n’était pas verrouillée. . Insérées dans les colonnes, des photos d’Hitler et de ses troupes occupent un espace appartenant auparavant à la langue de Molière. »

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Sa folle coexistence avec les consonnes et les voyelles nourrira Joseph – qui deviendra bibliothécaire – de toutes les intensités. « Si Thérèse avait su à quel point la lecture nourrirait dans l’âme de son fils cette inclination qui le conduisait à toutes les flaques d’urine pour les boire, et aux niveaux des jardins, à sillonner la terre, à sucer les bulbes, à irriter les du sang dans les orties; si elle avait su comment le langage prendrait forme en lui, comme une plante qui en détruit une autre en poussant en elle, […] elle n’aurait jamais pris Joseph à genoux pour lui apprendre à lire. […] Est-ce dangereux de savoir lire ? » Le livre de Guillaume Sire répond que les mots sont la matrice de l’Univers.

Il y a les mots, et il y a la musique, et plus précisément Schumann et ses « passages secrets ». Schumann arrive par l’intermédiaire d’Anima Halbron, la petite pianiste juive de trois ans l’aînée de Joseph et qui vient vivre dans l’appartement du dessous – lui au deuxième étage, elle au premier. La petite fée-sorcière ricanante dont le père musicien criait aux déménageurs alors qu’il hissait le quart de robinet dans l’escalier : « Un piano, c’est un peuple, il ne cogne pas contre les murs, un peuple ! » Sa chambre est juste en dessous de celle de Joseph. Chaque matin, elle joue du piano avant l’école.

« La musique arrivait jusqu’à son lit à travers le plancher. C’étaient des phrases de rose, lilas, violet, violet, indigo. Joseph sentit ses muscles se tendre. Les notes étaient dans ses feuilles. Ils reposaient sur ses paupières. Il avait déjà entendu le piano jouer, mais jamais de cette façon. Il devina le clic des marteaux à cendres sur les triples les cordes d’acier, le craquement du pédalier, les clous des touches, la laine écrasée des leviers d’amortisseurs, le receveur de marteaux, le pont, le bâton d’échappement. Il s’est convaincu qu’Anima, en jouant, lui envoyait un message. Les notes tissaient une toile d’un étage à l’autre et y attachaient des cadenas. »

Pourtant, il n’avait pas attendu le premier billet pour se nouer amoureux. Dès qu’il aperçut Anima dans le couloir du rez-de-chaussée, l’émotion fut telle qu’il perdit connaissance. Depuis ce jour, le chevalier à la rose dans la tête de Joseph ne se tait plus, lui répétant sans cesse, au point que c’est le refrain du livre : ” Je t’aime. Je t’ai toujours aimé. Vous ne mourrez pas. Je te protégerai. » Elle, de son côté, “a été frappé par la foudre” voir en Joseph le fantôme de Gabriel, ce grand frère dont la mort a plongé leur mère dans le silence et elle, Anima, dans une douleur laide et coupable qui la mettait hors d’atteinte. Mais peut-être pas de Joseph.

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« D’habitude, elle portait sa jupe plissée tombant sous le genou, ses chaussettes éternelles et une blouse de garçon ; elle avait des doigts angéliques et des taches sur la peau causées par les puces du lit. Elle n’était pas très belle. Elle le regardait de travers, mais elle le regardait. Elle leva la main, peut-être pour la passer dans les cheveux de Joseph, et finalement abandonna, secoua la tête. Parfois, elle l’insultait : « Petite merde, petite pomme de merde, pleurnicherie, moustique… » Sa voix était miel et poison, sang et lait. Joseph l’aurait reconnue parmi des millions. »

Ce grand roman d’amour absolu et absolument impossible est comme cousu dans le tissu noir de l’antisémitisme – car on suit Anima et Joseph (qui suit Anima en pensée et parfois en action) de la Première à la Seconde Guerre mondiale. De Toulouse à Lutèce en passant par les prisons de Coblence sous la neige, la traque des nazis et les maquis.

Les grandes et étranges patries de Guillaume Sire, Calmann-Lévy, 360 pages, 21,90 euros. (Crédits : LTD)

La haine des Juifs innerve le livre : la mère de Joseph croit que les Juifs mangent le cœur des enfants et lui interdit d’approcher Anima. « Elle agira comme si elle était ton amie, puis, quand tu n’auras plus de soupçons, elle te tuera. – Comment savez-vous? – Tous les Juifs font ça » ; le médecin, le seul du quartier, qui, « antisémite notoire », ne répond pas aux appels à l’aide du père d’Anima lorsque Gabriel est mourant ; le même père musicien dont la judéité le condamne à arrêter de jouer du piano et à devenir déménageur ; « La « Mort aux Juifs » taguée sur les façades des maisons ouvrières. La peinture utilisée pour écrire ces trois mots est rouge, foncée, à prise rapide ; il fait des chapelets de gouttelettes là où le pinceau a insisté. » Toujours la substance des mots, au propre comme au figuré, que Joseph sonde sans cesse.

Et puis ceux-ci « des choses terribles » que nous disons « sur les Juifs kidnappés par les Allemands et emmenés derrière le brouillard, à l’est ». “Les choses du diable”, » dira plus tard son ami Michel à Joseph. Ce dernier découvrira le résultat innommable chez Lutetia. Là encore, ce sont les substances qui lui révèlent leurs secrets. Les substances, « inconnu des médecins, et peut-être inconnu de Dieu lui-même », sécrétée par les organes des survivants. Sans doute l’âme du livre réside dans cet échange avec Anima le jour où elle est venue lui annoncer qu’elle et ses parents allaient quitter Toulouse pour Paris :

« Est-ce que ce qu’ils disent est vrai ?

– De quoi parle-t-on ?

– Que tu es un fou malade, et qu’à cause de cette maladie les choses inanimées s’adressent à toi, comme si tu avais une puissance maléfique.

– Ce n’est pas une maladie.

“En fait, tu es juif.”

A ce moment-là, elle l’embrassa, et avec sa langue.

 
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