Le couloir en forme de « L » se réveille à partir du 22 novembre 2024 dans un creuset à la bruxelloise. Le concept : allier tradition des bouquinistes et innovation hôtelière. A côté des librairies, on trouve désormais un bar ouvert dans le couloir, un « café littéraire », une boucherie, des fromagers ou encore un lieu libanais. Ce positionnement ne va pas de soi. Certains locataires de cette galerie discrète à mi-chemin entre le Mont des Arts et la Grand-Place ont déblayé le sol. Une épicerie italienne a éclipsé le spécialiste BD La Crypte Tonique. Et puis, l’usage restauration du lieu, propriété de la régie foncière de la Ville de Bruxelles, fait même l’objet d’une plainte de l’IEB. Les travaux auraient été effectués sans permis. Depuis l’annonce de la réaffectation, les détracteurs pointent « un fort déséquilibre entre culture et hospitalité ».
« Accessoires Horeca »
Rétabli, le dessinateur Thierry Goor en a assez des agressions. « Il faut arrêter de prétendre que la culture est ici un prétexte », tempère-t-il. “Par ailleurs, nous allons décerner un prix littéraire à partir du 27 novembre. C’est une première dans toute l’histoire de la galerie.” Concernant la plainte d’IEB, Goor n’est pas en colère : « chaque jour, ils sont ici avec une caméra, en train de surfer. S’ils continuent, je risque de porter plainte pour harcèlement. Il définit : « légalement, nous ouvrons de la restauration ‘accessoire’. C’est comme un caviste qui peut sortir les tables. Au PRAS, la galerie est classée G : c’est une galerie commerciale. Nous avons un bail commercial avec la Ville. Pas question donc de considérer la Galerie Bortier comme un marché alimentaire comme Wolf, autre création du patron. Dans l’esprit du fondateur, comme chez un traiteur, vous viendrez ici acheter votre repas à emporter. Ou on le mangera au bout de la table.
mouetteChaque jour, (les détracteurs) sont ici avec une caméra et regardent autour d’eux. S’ils continuent, je risque de porter plainte pour harcèlement
L’argument fort est le Kawa Club, conçu comme « un café littéraire ». « En termes de m2, nous disposons donc de plus d’espace livres qu’avant », mesure Thierry Goor. Papier peint fleuri vintage, fauteuils club, banquettes, murs tapissés d’étagères : le lieu doit permettre aux clients de s’asseoir avec un livre et une pâtisserie. « Mais nous ferons bien plus que des boissons et des gâteaux », promet Vincent Dujardin, aux commandes de cette vaste cellule « vide depuis 25 ans ». Ainsi, l’exploitant « finalise un partenariat avec une équipe qui fera vivre le lieu : lecture, théâtre, musique. Nous ne nous contenterons pas de nous asseoir autour d’un café. Il y aura de la culture. D’où cette esthétique de vieille librairie anglaise », argumente Dujardin. « Ensuite, nous passons à côté pour ramener à la maison une bouteille de vin nature et de la charcuterie. »
mouetteNous finalisons un partenariat avec une équipe qui fera vivre le lieu : lecture, théâtre, musique. Nous ne nous contenterons pas de nous asseoir avec un café.
« Pas assez propre »
Sur son seuil, la libraire Fanny Génicot désigne du menton une femme qui, un verre à la main, appuie son coude sur les pages de ses livres de poche. « Le lieu va changer radicalement », déplore celui dont la mère « est à l’origine du classement » de la galerie. Son enseigne, qui sent bon les pages jaunies, s’ouvre désormais juste au-dessus du comptoir d’où sortiront du frigo bières artisanales et cocktails au rhum. « J’ai peur qu’il gêne quand il y a du monde », demande-t-elle. Génicot met à mal les arguments d’une galerie moribonde. « Je n’ai jamais vendu mieux que récemment. Je ne deviens pas riche, mais je vis. C’est vrai, ce n’est pas trop bling-bling ici. Peut-être trop démodé, pas assez propre pour les nouvelles générations » . Elle « attend de voir » si les nouveaux restaurants « toucheront des gens plus enclins à aller aux livres » qu’aux coupettes. “Il est vendu comme une nouvelle étape entre le haut de la ville, le Sablon et le bas de la ville, pour réattirer une clientèle plus aisée.”
mouetteLes propriétaires de petites entreprises ne sont pas entendus. Cela fait 10 ans que nous demandons à être sur le parcours Plaisirs d’Hiver.
Aux yeux de Thierry Goor, les propositions des libraires pour faire revivre les marbres néo-Renaissance restaient trop conservatrices. « Ils ont proposé des toilettes publiques, un présentoir pour les flyers visit.brussels, une meilleure signalétique et les bureaux du Salon du Livre. Ce n’est pas comme ça qu’on fait revivre une galerie», estime celui qui, avec son food market Fox, a réussi à faire venir les Bruxellois dans l’ancienne Royale Belge de Watermael-Boitsfort. Fanny Génicot l’avoue. « Nos idées sont restées dans la culture : le livre, l’image imprimée, la photo ancienne. Mais les petits commerçants ne sont pas entendus. Cela fait 10 ans que nous demandons à être sur la route des Plaisirs d’Hiver. » n’a jamais été reçu par le Maire. Il a fallu attendre l’arrivée de M. Goor, avec son influence commerciale. Cet hiver, en effet, la galerie sera occupée par des créateurs pendant trois week-ends de marché de Noël. Un peu plus bas, rue de la Madeleine, les artisans de Bortier exposeront dans des chalets. « Mais Plaisirs d’Hiver, ce n’est pas la culture : c’est le commerce », grince le libraire. «Je ne suis pas fan des chalets partout tout le temps.»
Poulpe grillé
mouetteÊtre ici est important pour nous. Nous allons redynamiser le passage, les libraires restés.
Voisin des livres anciens du prestigieux antiquaire Pierre Coomans, c’est César Lewandowski, star de télé-réalité culinaire, qui a ouvert Polpo, un « comptoir » axé sur les produits de la mer. Ce quartier incongru illustre bien le contraste, profond comme un océan, de la nouvelle galerie Bortier. « Poulpe », s’amuse Fanny Génicot. “Mais les vieux livres ne font pas bon ménage avec les odeurs de friture.” En attendant le chef qui « revient de Paris », Adrien Labriffe sert le premier poulpe grillé de sa nouvelle adresse, accompagné de mousse de pomme de terre, d’olives noires confites et de citron. « Emménager dans cette galerie historique est important pour nous. » L’exploitant y croit : “Nous allons redynamiser le passage, les libraires qui restent”. Au Kawa Club, Vincent Dujardin s’engage : « Pas de marché alimentaire invasif ici : on s’adapte au lieu. Nous ne voulons pas imposer une nouvelle norme. Nous avons également rencontré les libraires pour les rassurer. Il y avait de la haine. Nous souhaitons que les choses restent ici calmes, tout en partageant un patrimoine qui, autrement, serait voué à rester méconnu. Une « quarantaine » des travailleurs à temps plein aurait déjà été créée.
Dans l’air du temps, le concept n’est pas aussi innovant qu’il y paraît. « A Paris aussi, les bouquinistes ont cédé face à la restauration. L’idée est une copie. Ça vient d’ailleurs, comme toujours à Bruxelles», constate Fanny Génicot. Qui, discutant depuis Paris, regrette : « On a fait beaucoup de tournages ici. Nous avons même eu « Emily à Paris ». Tout cela est fini.