L’une a consacré sa vie à la danse, l’autre souhaite y consacrer la sienne. Aurélie Dupont est devenue « petit rat » de l’Opéra de Paris en 1983, à l’âge de 10 ans. Suzanne a 11 ans, dont sept en danse classique, et rêve de suivre ses traces. Aurélie Dupont est élevée au rang de star un soir de décembre 1998, sur la scène de l’Opéra Garnier. Dans un atelier parisien des éditions Albin Michel, un matin d’octobre, les yeux de Suzanne pétillent en la rencontrant.
Quarante ans les séparent mais la passion pour cet art du mouvement les rapproche. Assise face à la femme qu’elle admire, Suzanne scrute chaque détail. “Elle a un look super rock pour une danseuse classiqueelle appréciera après. Et avez-vous vu à quoi il ressemble ? » Aurélie est tout aussi attentive, toujours émerveillée de voir la danse classique peupler les rêves des plus jeunes : « J’aime voir des enfants passionnés, j’ai écrit mon livre (1) pour les petites filles et les garçons comme vous. »
“C’est normal de douter, de ne pas se dévaloriser”
Ce jour-là, c’est Suzanne qui menait la danse des discussions. Étudiant de 6 anse dans une classe à horaires aménagés dédiée à la danse à Tours (Indre-et-Loire), elle a soigneusement préparé ses questions. Dans son sac, elle a emporté l’objet qui symbolise ses rêves et trône en fond d’écran de son téléphone : ses pointes. Aurélie Dupont a raccroché le sien le soir du 18 mai 2015, sous vingt-cinq minutes d’applaudissements. Depuis, elle a arrêté de danser, ce qui attise la curiosité de l’artiste en herbe.
« Pourquoi tu ne danses plus ? »demande celle qui échangerait quelques cours de maths contre un peu plus de tutu. Aurélie Dupont glisse d’abord un mot : « La douleur. » Son compagnon de vie, apprivoisé, jamais apprivoisé. En plus de son genou droit, qui a failli mettre fin à sa carrière à l’approche de ses 25 ans, son corps tout entier est désormais frappé par l’arthrite. « Et puis, c’est compliqué pour moi d’aller à un cours de danse. Parce que je ne passe pas inaperçu et que mon niveau n’est plus ce qu’il était… »
Quand on passe plus de trente ans de sa vie à danser, au rythme d’un horaire fixé comme sur des roulettes, on est aussi tenté de se laisser surprendre : « Je pourrais proposer des cours de danse en m’appuyant sur ce que j’ai été. Mais pour l’instant, j’ai envie d’aller là où je ne connais pas, tout en restant dans cette envie de transmettre. »
Le plaisir avant tout
C’est tout l’intérêt de Dansez !encyclopédie de ses trucs et astuces. «Quand j’avais ton âge, il n’y avait pas de livre comme celui-ci. Je l’ai écrit pour répondre à des questions restées sans réponse. » Suzanne saisit l’occasion et demande son premier conseil. “Comme danser c’est dur, il faut s’amuser, même dans la difficultésays Aurélie Dupont. Il n’est pas nécessaire d’être masochiste, mais si à un moment donné quelque chose ne va pas, comme un concours raté, vous ne devez pas oublier le plaisir que vous ressentez en dansant. N’oubliez pas pourquoi vous dansez. » La danseuse étoile a fait de cette dernière phrase le titre de son autobiographie (2), dans laquelle elle raconte comment l’enfant solitaire qu’elle était a trouvé sa place grâce à la danse. Et la musique aussi.
« Pour réussir dans ce métier, il faut se rappeler que la danse n’est pas qu’une affaire de mouvementscontinue-t-elle. En danse, la musique, ce sont les mots qu’on n’a pas. C’est votre premier partenaire. » Pour illustrer cela, Aurélie Dupont prend un exemple : ” Dans don Quichottequand tu es au troisième acte, quand tu es épuisé et que les trente-deux coups de fouet arrivent, c’est la musique qui t’emporte, qui… » Elle s’arrête brusquement, se penche en avant, ramasse quelque chose par terre. “Ca c’est drôle!” » Entre ses doigts, une petite étoile en papier doré. Un signe ? On ne sait jamais, il vaut mieux le garder.
La musique, premier partenaire
La danseuse étoile reprend le fil de ses conseils : « La musique vous aide à mémoriser. Si tu me mets sur la musique Le Lac des CygnesJe me souviendrai de toute la chorégraphie. » C’est son arme secrète mnémotechnique. « Vous trouverez votre truc »» promet-elle à Suzanne, qui est dyslexique et ne comprend pas très bien pourquoi certains de ses professeurs enseignent l’apprentissage par l’écriture.
« Chaque professeur a sa propre technique. Certains ne nous conviennent pas, mais nous suivons quand même et attendons l’année prochaine.tempère-t-elle. En revanche, elle est plus critique quant à l’utilisation d’embouts en tissu ou en silicone dans les embouts : « C’est comme enfiler des mitaines pour couper un légume. Nous avons besoin de nos doigts pour cuisiner, tout comme nous avons besoin de nos orteils pour danser. »
Elle aborde également le manque d’attention portée aux soins des pieds : « Pourtant, c’est une nécessité. Parce qu’il y a des douleurs qui peuvent être évitées. »comme celles causées par les ampoules, mais aussi l’oeil de perdrix. Pour éviter d’en souffrir, certains danseurs “mettez des petits morceaux de papier à cigarette entre leurs orteils pour aspirer l’humidité”says Aurélie Dupont.
« N’avez-vous jamais cru en vous ? »
Aurélie Dupont a appris à aimer son corps et à l’écouter après l’avoir violé et dévalorisé, aidée par les réflexions et les brimades qui l’ont accompagnée pendant des années. Dans son journal de l’époque, elle les a consignés “pour ne pas oublier”.
Ce qu’il faut savoir, c’est que les exercices que vous faites en ce moment, j’ai fait les mêmes jusqu’à mes 42 ans.
Aurélie Dupont, star dancer
À l’âge de 15 ans, alors qu’elle était à l’école de l’Opéra de Paris, Claude Bessy écrivait dans une de ses évaluations : “Tu n’aurais jamais dû réussir, tu es nul, tu es moche et tu seras viré l’année prochaine.” » Les temps ont changé, assure celle qui a dirigé le ballet de l’Opéra national de Paris de 2016 à 2022, mais Suzanne se pose cette question : « Il vous est déjà arrivé de ne plus croire en vous, de vous dire que vous ne vouliez rien, que vous étiez trop gros… ? » Aurélie Dupont répond sans quitter la jeune danseuse des yeux : « Oui, beaucoup et jusqu’à tard. C’est bien d’être exigeant, c’est bien de douter, mais pas de se rabaisser. Encore moins quand on sait que tu as tout donné, que tu as travaillé. »
En danse classique, il est impossible de se passer de rigueur, de travail et de patience : “Ce qu’il faut savoir, c’est que les exercices que vous faites en ce moment, j’ai fait les mêmes jusqu’à mes 42 ans. années. Les grands plis, les lâchers, les tours de jambe au sol… »
La différence entre danseurs et artistes
Cette répétition ressemble parfois à une méditation. Depuis toute petite, Aurélie Dupont apprécie la bulle qui se forme autour d’elle lorsqu’elle danse. Une bulle où elle n’a pas besoin de parler pour s’exprimer. Où la grâce naît d’un geste, d’un souffle. Où le corps a intégré la technique pour laisser place aux émotions.
« C’est là que se situe la différence entre les bons danseurs et les grands artistes, ceux qui font oublier que leur cinquième [position] n’est pas parfait »résume-t-elle avant de demander : « Toi, Suzanne, quel rôle rêves-tu de danser ? » Elle hésite mais ne peut s’empêcher de répondre « La Sylphide »comme l’a marquée l’interprétation d’Aurélie Dupont dans ce ballet ressuscité par Pierre Lacotte.
En attendant de pouvoir jouer de tels rôles, la jeune danseuse emporte avec elle les leçons de son aînée. Ils se sont déjà donné rendez-vous, samedi 16 novembre, au Salon du livre de Tours qui se tient… à l’opéra !
(1) “Dance!” » by Aurélie Dupont, Albin Michel jeunesse, €19.90.
(2) « N’oublie pas pourquoi tu danses » d’Aurélie Dupont, Albin Michel, 22,90 €.