Il n’a fallu que quelques phrases, quelques pages pour l’admettre : avec l’écriture qu’il déploie dans Somnambule (Somnambulisme), Dan Chaon peut nous emmener où il veut. De plus, Will Bear, son personnage principal, est irrésistible malgré son passé trouble : ce mercenaire à tout faire peut se révéler aussi redoutable que profondément honnête et humain. Porté par la voix ardente et facétieuse de Will lui-même, ce cocktail révélera très vite son fort potentiel.
C’est un coup de fil qui va tout changer pour Will. Sur l’un des téléphones intraçables qu’il transporte L’étoile du soir, le bien nommé camping-car qui l’emmène d’une mission à l’autre, il reçoit un appel de Cammie, une jeune femme en danger qui prétend être sa fille biologique. Le scénario est plausible : à un moment de sa vie, Will a fait plusieurs dons de sperme contre rémunération. Le problème est que Will, un ancien fugitif, n’a aucune existence officielle. Comment l’a-t-elle trouvé ?
Un homme déchiré
Le voilà dans une situation inédite »,mes identités secrètes affaiblies, mon invisibilité mise à mal, irrécupérable ». Très vite, le doute s’installe : Cammie n’est peut-être qu’une voix générée par l’IA qui tente de le piéger. “Qu’est-ce qui serait pire : que Cammie était un robot et qu’elle me faisait croire qu’elle était humaine, ou qu’elle était bien ma fille et qu’elle continuait à me tromper ? et finira sans doute par me tuer ? Le voilà partagé entre prudence et attirance.
Critique de «Cette vie ou une autre» de Dan Chaon
Si le doute est un poison, il est aussi une source narrative extraordinaire. D’autant qu’au fil des pages, Will commence à s’habituer à l’idée d’être père, au point de s’interroger sur ce qui pourrait s’apparenter à un instinct paternel. Quoi qu’il en soit, une étrange conversation/relation se développe entre Cammie et lui. C’est elle qui mène la danse, établissant un donnant-donnant sur les informations que chacun doit fournir sur lui-même, sur les consignes à respecter. Non sans danger. “Peut-être qu’elle en sait plus sur moi que moi.
mouetteSi seulement je n’avais pas commencé à regarder en arrière et à regarder vers l’avenir, je me déclarerais quand même assez satisfait.
Devenir père à son insu replonge Will dans les affres de sa propre histoire : lui qui n’a jamais connu l’identité de son père a été élevé par une mère qui s’occupait peu ou mal de lui. Ce qui amène mille questions sur Cammie : où habite-t-elle ? à quoi ressemble-t-elle ? À mesure que le danger se précise, que les deux jouent au chat et à la souris, ce lien s’avère à double tranchant : Will veut d’autant plus y croire qu’il sait qu’il doit se méfier des signes avant-coureurs. C’est insoluble, ce qui alimente le plaisir de lire.
De violentes émeutes
Situé dans un futur proche du nôtre, Somnambule se déroule dans un contexte tendu. Piégés par les séparatistes blancs, les États-Unis sont le théâtre de violentes émeutes. Les caméras sont omniprésentes, la reconnaissance faciale se généralise, les épidémies se succèdent. Sans parler des avancées toujours plus inquiétantes de la science et de la technologie.
Joyce Carol Oates ne cesse de nous surprendre
Mêlant avec autorité roman noir et dystopie, distillant les révélations avec soin, Dan Chaon nous entraîne dans un road trip impossible à réprimer, auquel il offre de nombreuses ramifications. Liens familiaux, choix que l’on fait, identité : ces thèmes qui sont les siens depuis Parmi les disparus, son premier recueil de nouvelles publié en 2006, l’écrivain américain les revisite avec une assurance renouvelée. Profonde, envahissante, sa réflexion se nourrit de l’ambivalence des situations : habile et bienvenue en ces temps incertains. “Nous faisons tous de notre mieux pour essayer de comprendre ce qui se passe. Nous préférerions tous que le monde soit raisonnable et logique, mais il refuse de l’être.
⇒ Dan Chaon | Somnambule | traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Fournier | Albin Michel | 373 pp., 23,90 €, numérique 17 €
