Maylis de Kerangal, un faux-thriller avec son Haven en toile de fond

Maylis de Kerangal, un faux-thriller avec son Haven en toile de fond
Maylis de Kerangal, un faux-thriller avec son Haven en toile de fond

Détournant une enquête policière, Maylis de Kerangal attise nos désordres contemporains en Journée de surfportrait d’une femme pleine d’intériorité. Au fil de l’écume des jours, rencontre avec un écrivain passionné et passionnant.

Après avoir brillé à travers le roman choral (Naissance d’un pont, Réparer le vivant), Maylis de Kerangal se révèle davantage. Dans Journée de surfl’auteur s’empare du « je » pour suivre les traces d’une héroïne qui arpente la ville du Havre où elle a grandi. Commençant par une enquête policière sur l’identité d’un homme défiguré, le livre se lance bientôt dans une traversée existentielle. Centré sur une journée, hantée par les échos de l’actualité (flux migratoires, intelligence artificielle, trafic de drogue ou Spectresg), le roman entremêle ses nombreux motifs en évitant tout pathétique. Avec son flow si particulier, mystérieux et fascinant, Maylis de Kerangal regarde les voix et les tumulte intérieur à une époque d’incommunicabilité où «parler à quelqu’un est un exploit.

Peut-on dire qu’on vous voit derrière ce narrateur anonyme qui se promène au Havre où vous avez grandi ?

Je voulais me découvrir davantage. Dans les romans précédents, je suis complètement caché, indétectable. Tout le monde ne sait pas écrire Madame Dalloway, de Virginia Woolf, ou les livres de Faulkner. L’auteur qui est devant son livre me dérange, je n’aime pas trop ça en tant que lecteur. je veux être libre. Ici, on a un psychisme, la charpente optique de cette femme, mais il y a beaucoup de choses de moi. Je me méfiais du récit en flux de conscience, les textes peuvent être mous ou très hachés… Mais je sentais que je ne pouvais pas faire autrement : c’est un peu “ma ville”. Je me suis dit : «Alors toi aussi tu vas m’écrire. (sourire). Si on perd des possibilités narratives, on gagne en oralité, en présence, une forme de grain de voix, et c’est énorme.

L’héroïne se construit en rapport à ses rencontres, aux histoires des autres, dans un jeu de vases communicants.

Ceci est lié à son travail de doubleuse : elle aime les histoiresraconte, lit, enregistre. Cela explique également l’abondance des modèles. Sur le papier, le bombardement du Havre, un cadavre, les femmes ukrainiennes, la médecine légale, on peut dire «Oh mon Dieu, c’est quoi ce truc… » Le roman n’a pas vocation à reprendre ces motifs mais à se laisser traverser par eux. C’est la vie: le matin on a un gouvernement, il y a eu un autre naufrage à Calais… En fin de compte, il y a une histoire pleine de faux rapprochements. La réalité est tellement folle qu’on ne parvient pas forcément à tout verrouiller.

Comment avez-vous choisi les thèmes qui reviennent à la surface : les naufrages, les réfugiés, l’IA, le phénomène du ghosting ?

C’est le voyage du livre. Le point de départ est ce naufrage dans la Manche avec le conflit sur les eaux territoriales. Je pars de cette image d’un corps d’homme sur des galets, image intensément contemporaine : tout le monde la connaît. L’idée qu’on ne peut pas identifier les gens, cette douleur de ne pas ne pas pouvoir porter sa mémoirec’est une sorte de déni de dignité… Les histoires d’IA sont nées quand j’ai entendu que des pans entiers de doubleurs allaient se retrouver au chômage. D’autant que certains ont eu la voix gâtée pour alimenter les puissances de calcul. La question des migrants concernait également la question de l’identification. À un moment donné, j’avais du matériel super cohérent. L’écriture vous met dans un état de concentration qui vous permet d’appréhender autre chose que la fiction qui vous intéresse. D’autres choses viennent se superposer et c’est vraiment extraordinaire.

Comment aborder la politique tout en préservant la thèse romanesque ?

J’ai capté en stéréo d’un coup L’Ukraine et Gaza. Cette matière est venue au moment de l’écriture, comme les rayures, d’une puissance très organique. J’étais dans un livre avec des échos, des résonances… Le rapport entre le roman et la politique est une grande question. Puis-je m’engager davantage ? “Je dois ressembler à la fille, à l’auteur cool, à la gauche, tout ça. »cette idée ne m’intéresse pas beaucoup. La question migratoire est une question à laquelle je suis lié, via la mer, le bateau, etc. J’ai toujours une réticence à en faire un motif, comme si le roman était un prétexte. Le côté suranné du roman, c’est un trésor qui nous permet de rayonner très loin, très longtemps. Il joue sur des zones de sensibilité très profondes. Mais si je peux dire quelque chose sur le fait que les gens considèrent la frontière fictive entre l’Angleterre et la comme plus importante que la vie humaine, alors cela se révèle tout seul. J’ai du mal avec tout ça.

Le livre est empreint d’une forme de mystère, et recèle une énigme qui peut faire penser au cinéma d’Antonioni…

Oui, tout ce qui est de l’ordre de l’incommunicabilité. L’idée que les choses sont cachées au plus profond du langage et mettent du temps à faire surface. je pense à L’éclipsea L’aventureun film avec beaucoup de silence, des relations un peu brutales dans un décor très minéral et marin qui n’est pas étranger au Havre. Ce qui est fort chez Antonioni, c’est sa façon de filmer des visages comme l’énigme alpha des êtres, avec ce sens des acteurs qui tend vers l’impassibilité. Les visages sont dilatés dans leur beauté. J’essayais de capturer ça, de regarder les voix. Tout ce que nous ne connaissons pas mais que nous portons en nous. C’est comme si je parlais du métier de romancier.

Inviter le lecteur à parcourir une partie du chemin pour maîtriser le livre, est-ce parier sur la subtilité ?

J’adore l’idée que nous écrivions ensemble. Si le lecteur n’est pas une entité sociologique que je dois séduire, c’est une altérité qui est présenteil a sa place. Par exemple, je lui rends la fin des livres… Ce n’est pas du tout un geste de paresse : le lecteur peut se dire quelque chose. Ce sont deux libertés qui dansent, celle de l’auteur et celle du lecteur. Je n’aime pas les livres qui font des discours. La littérature est faite déclencher des émotionssoulever des questions,… En tant que lecteur, cela m’intéresse beaucoup, j’aime beaucoup ce livre pour cela.

Journée de surf ****, from Maylis de Kerangal. Verticals, 256 pages

Appelé par la police pour reconnaître un corps sur la plage du Havre, une doubleuse de cinéma s’étonne de la panique que suscite en elle l’enquête. A presque 50 ans, de retour dans la ville où elle «cultivé comme une herbe sauvage »le chanteur se promène sur la plage où sont stockés les souvenirs un tel “cordon de cailloux qui fait mal au cul”…Et le souvenir de la rencontre avec la jetée deun premier amour disparu dans le silence radio.

Sous couvert de faux-thriller, Maylis de Kerangal harponne son lecteur avant de glisser subtilement vers une quête existentiellecomme les films de Modiano ou d’Antonioni. Mêlant flux migratoires et statut de réfugiés, intelligence artificielle ou ghosting, le livre entremêle ses motifs comme des lignes de basse. Grâce à un flânerie en oblique et en immersionl’auteur de Réparer le vivant se révèle davantage en cherchant à «regarder les voix » à une époque où «parler à quelqu’un est un exploit. À la fois historique (le bombardement du Havre) et hyper connecté face au tumulte contemporain, ce texte minéral embarque dans un voyage plein d’échos et de vibrations. Sa plus grande énigme reste la manière dont il reste longtemps dans sa tête. “Seuls les sentiments sont fiables pour se guider.

 
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