Livre d’histoire –
Comment le « monde nazi » a été créé
En visite à Genève, l’historien français Johann Chapoutot a présenté son dernier ouvrage détaillant la période 1919-1945. Il répond à nos questions.
Publié aujourd’hui à 9h49
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- Clair et bien écrit, un nouvel ouvrage de synthèse revient sur la montée, l’apogée et la chute du nazisme entre 1919 et 1945.
- Il fait le point sur l’historiographie et s’intéresse particulièrement aux justifications des acteurs de l’époque, qui présentaient leurs visées criminelles comme « une épopée salvatrice ».
- Il évoque aussi le caractère Janus du régime pour les Allemands, intimidés, mais aussi compromis, voire complices et finalement enchaînés au régime.
Il existe un mystère nazi, qui est celui des grandes catastrophes humaines : comment les contemporains ont-ils pu laisser s’installer les conditions qui allaient les conduire à des souffrances indicibles, voire y collaborer activement, pour certains jusqu’au bout ? Dans un ouvrage publié en septembre, les historiens Johann Chapoutot, Christian Ingrao et Nicolas Patin se concentrent sur la période 1919-1945, qu’ils considèrent comme celle du monde nazi. Johann Chapoutot était l’invité la semaine dernière de la Maison de l’Histoire de l’UNIGEconjointement avec Payot. Il a répondu à nos questions après une brève présentation de son livre devant une soixantaine de personnes.
Quelle est la principale contribution de votre livre ?
Il propose une synthèse du monde nazi qui n’existe nulle part ailleurs sur une période de 1919 à 1945. C’est pourquoi nous nous sommes associés à trois pour l’appréhender, avec Christian Ingrao, spécialiste d’anthropologie de la violence, Nicolas Patin , spécialisé en histoire sociale, et moi-même spécialisé en histoire culturelle.
Le monde nazi requiert ces approches complémentaires : c’est un monde en soi, un univers mental à considérer de l’intérieur. Dans ce livre, nous prenons également le contre-pied de cette vulgate qui explique le développement et le maintien de l’expérience nazie uniquement par la violence. C’est vite ignorer les soutiens qu’il a pu susciter grâce à la création d’un univers mental spécifique et aux gratifications réelles ou symboliques offertes par le régime à la population.
Vous soulignez la multiplication des mouvements nationalistes dans les années 1920. Qu’est-ce qui explique le succès du NSDAP, le parti d’Hitler, par rapport à ses concurrents ?
Dès le début, les nazis accordèrent une attention particulière au marketing politique, grâce à Joseph Goebbels, le futur patron de la Propagande. Ce dernier, qui était en fait le seul intellectuel solide dans le cercle restreint entourant Hitler, s’efforçait d’organiser la société en travaillant sur des messages ponctuels destinés à ses différentes composantes. Le nazisme offrait ainsi à ses adeptes et partisans une contre-société à une époque où les cadres habituels étaient détruits par la crise de 1929. Bref, le nazisme pensait son message de manière agrégative. Il propose à l’Allemagne des explications et des solutions que la crise de 1929 a rendues audibles.
Les élites politiques libérales et l’industrie ont choisi de s’allier à Hitler en 1932, pensant pouvoir l’utiliser. Pourquoi ont-ils échoué ?
Ces milieux se sont heurtés à un groupe convaincu de la justesse scientifique de son explication du monde. Il n’y avait pas de place pour la négociation, parce qu’on ne négocie pas quand on s’appuie sur ces convictions qu’on croyait fondées sur des faits, comme la biologie appliquée ou l’anthropologie. Hitler n’était pas seul. Au-delà de sa personne – c’était avant tout un agitateur, hypermnésique et non un génie comme il le pensait – il y avait tout un groupe, une technostructure, prête à prendre le relais et qui a réussi à transformer l’État allemand en dictature. lois et décrets dans quelques semaines.
1943 est une année de rupture. C’est l’année où la guerre nazie est devenue la guerre de l’Allemagne. Qu’est-ce qui explique ce changement ?
En 1943, tout le monde en Allemagne était au courant des atrocités commises par les SS et la Wehrmacht sur le front de l’Est. Les camps d’extermination sont censés être secrets, mais on estime néanmoins qu’environ 800 000 personnes ont été exposées à certains aspects de la solution finale, soit en travaillant dans les transports, soit dans l’industrie, etc. Lorsque le front de l’Est s’est craqué et s’est retiré, les Allemands ont été terrifiés à l’idée que les Soviétiques se vengent et appliquent le traitement qu’ils avaient reçu.
Médias sous contrôle, voyous à la solde des démagogues, milliardaires fous, la recette fasciste semble bien contemporaine. Sommes-nous également en danger ?
De nos jours, beaucoup de gens désirent le fascisme. Aux Etats-Unis par Donald Trump et l’appareil républicain par exemple, mais aussi par des milliardaires, comme Elon Musk, Peter Thiel et les frères Koch. Il ne s’agit pas d’une accusation controversée puisqu’ils la revendiquent eux-mêmes. Ils réclament la fin de l’État de droit, l’épuration de l’État et de l’armée.
Ce qu’il faut faire?
La résistance passe certainement par l’éducation, la pensée critique, qui doivent aider à faire face aux tentatives de manipulation créées par les réalités alternatives. Mais le combat est difficile. On voit par exemple en France que le pouvoir économique est vendu au plus offrant, le pouvoir politique est compromis, la presse est vidée ou rachetée. Restent les tribunaux. Reste aussi l’auto-organisation de la société civile, dont on voit, notamment grâce aux travaux de Vincent Tiberj, qu’en France en tout cas, la droite proclamée est un mythe, puisque le pays est surtout de plus en plus ouvert aux minorités ethniques et raciales.
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