Cinq livres pour découvrir l’œuvre incandescente d’Annie Le Brun

Cinq livres pour découvrir l’œuvre incandescente d’Annie Le Brun
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Onze de ses écrits rassemblés par Bouquins, une anthologie poétique qui sort en poche… L’occasion de parcourir cinq étapes essentielles de « l’insurrection lyrique » de l’essayiste et poète Annie Lebrun.

« Nous avons les Lumières que nous pouvons, notre époque sera éclairée par la pollution lumineuse » extrait de « Trop de réalité », d’Annie Le Brun (ici à Paris, en avril 2021). Photo Robert Jean-François pour Télérama

Par Youness Bousenna

Publié le 2 avril 2024 à 12h55

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LL’œuvre d’Annie Le Brun est plurielle. Poésie, études littéraires, essais sur notre époque : l’ampleur de cette figure, à la fois imposante et discrète, apparaît dans la somme L’infini en quelques lignes (éd. Bouquins), qui regroupe onze de ses titres (1). L’occasion de se plonger dans l’univers de celle qui est toujours restée fidèle au surréalisme de sa jeunesse.

« Ombre pour ombre » (1967-2002)

Le lyrisme est généralement considéré comme de mauvais goût. Pas pour Annie Le Brun, qui s’est toujours revendiquée comme une « insurrection lyrique ». Cette révolte naît du surréalisme de sa jeunesse, que la Rennaise née en 1942 découvre en s’installant à Paris. Prise à 20 ans sous l’aile d’André Breton, elle participe aux dernières années du mouvement. Elle imprègne ses premiers recueils de poésie, rassemblés en 2004 dans l’anthologie Ombre pour ombre, qui vient de paraître en livre de poche. De « Sur le champ » en 1967 à « Pour ne pas en finir avec la représentation » en 2002, l’essence créatrice d’Annie Le Brun se concentre dans ces pages où elle parle du désir et de sa noirceur, du temps et de sa lourdeur. “Aimer, comme l’ombre hurle au milieu de l’été”, elle écrit. Et ailleurs, dans le poème « Horizon » (1985) :

Bleu, bleu, bleu
Le bruit du sang
Contre les tempêtes de vent
Les cheveux de la pluie
Frappez un paysage sans visage
Pâle et lointain
Les pages paniquées
Extrait du Livre des Plaines
Ouvert comme un fan
Entre lesquels la brume s’estompe
Et sans bruit
Les roues du jour
Broyer les cartilages de lumière

« Tout à coup un bloc d’abîme, Sade » (1986)

DepuisOmbre pour ombre a Vitesse de l’ombre (éd. Flammarion, 2023), un mot revient toujours chez Annie Le Brun : l’ombre. Car la transfiguration surréaliste de la vie par le désir inclut ses obscurités, c’est-à-dire la violence et la démesure. Cette quête nourrit la passion d’Annie Le Brun pour les personnages qui incarnèrent la face sombre des insurrections poétiques, notamment Sade (1740-1814). Invité par Jean-Jacques Pauvert à présenter les sulfureuses œuvres complètes du divin marquis qu’il éditait alors, le texte se transforma en un essai devenu culte. Dans Soudain un bloc d’abîme, Sade, Annie Le Brun explore cela « masse de ténèbres » comme « le centre sombre du paysage » qu’est-ce que la pensée européenne, le trou noir qui fait dérailler la raison des Lumières.

“Appel à l’air” (1988)

La production poétique d’Annie Le Brun s’est concentrée de 1967 à 1989. Depuis, elle a fait de l’essai son genre de prédilection. Le nom de ce tour s’appelle Appel aérien. Publié en 1988, ce court texte ouvre ce qui deviendra sa grande préoccupation : l’insubordination à l’ordre des choses façonné par le capitalisme triomphant, et l’incapacité de la pensée critique à s’y opposer. La puissance de ce bref texte naît de la rencontre entre la réflexion et une forme poétique, car c’est sur le verbe qu’Annie Le Brun s’appuie pour respirer face à l’étouffement qu’elle ressent. Alors elle critique la publicité « se nourrissant avidement des éléments de l’utopie qui lui sont abandonnés les uns après les autres » avec “sa poussière de désir, avec ses débris de départs, avec ses éclats de bonheur”.

«Trop de réalité» (2000)

L’utopie est enfermée dans la publicité, la liberté encadrée par le marché. L’évolution des temps approfondit le malaise d’Annie Le Brun, qui radicalise son geste critique. Trop de réalité, en 2000, a initié une série de tests dont la signature se retrouvera en 2018 dans Ce qui n’a pas de prix. Beauté, laideur et politique, puis dans Cela va tuer ça. Image, regard et capital (2021). Ce geste critique met sa force littéraire et sa nourriture intellectuelle panoramique – de Martin Heidegger à Georges Bataille – au service de la tentative de captation de l’air du temps. Aimant puiser ses exemples dans le trivial (comme le concours de poésie de la RATP), Annie Le Brun manie une plume féroce – à l’image d’une pièce de Yasmina Reza, Art (1994), qu’elle considère « concentré de drôle de médiocrité ». Sa charge principale, Trop de réalité le dirige contre l’homme « connexionniste » contemporain, enfermé dans une vie ” en temps réel ” régie par des flux et des réseaux. Aux yeux d’Annie Le Brun, cette société dégrade une réalité à la fois totalisante et réduite à un simulacre : « Nous avons les Lumières que nous pouvons, notre époque sera éclairée par la pollution lumineuse. »

«Ça va tuer ça» (2021)

Depuis Trop de réalité, en 2000, une révolution a changé nos vies : le smartphone et les réseaux sociaux. Empruntant son titre à Victor Hugo – comme elle le fera pour L’infini en quelques lignes Et Si rien n’avait une forme, ce serait ça (2010) –, Cela va tuer ça. Image, regard et capital, co-écrit avec Juri Armanda, est une critique radicale de la dégradation du statut des images à notre époque où elles prolifèrent sur les réseaux à une vitesse dépassant l’entendement. Les images, dont elle défend le pouvoir d’émancipation dans La vitesse de l’ombre, constituent pour Annie Le Brun des supports de liberté en éduquant l’imaginaire à rêver de l’infini. Mais, en développant la notion de « culture distributive », elle analyse l’écrasement de l’image par le nombre (la quantité de selfies postés chaque jour, de aime, de dollars que cette industrie génère) comme le dernier avatar de l’assaut du capital sur nos imaginaires. En capturant l’image dans les toiles de la plus-value, le capitalisme numérisé achève une étouffement qu’Annie Le Brun dénonce depuis Appel aérien, trente-trois ans plus tôt.

L’Infini en quelques lignes, éd. Livres, 1 312 p., 35 €.

Ombre pour ombre, coll. Poésie/Gallimard, 240 p., 9,20 €.

 
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