Abou Mohammed al-Joulani. Médaillon : Fabrice Balanche.Image : Watson
Quel ordre juridique dans la nouvelle Syrie ? Cette question est essentielle pour l’avenir du pays. Spécialiste des pays arabes, le chercheur Fabrice Balanche décrit la transition entre le régime de Bachar al-Assad et les islamistes de HTS sous l’angle du droit, notamment celui applicable aux femmes.
17.12.2024, 18:5718.12.2024, 09:46
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Fabrice Balanche est maître de conférences à l’Université Lyon 2. Il est l’auteur de Les leçons de la crise syrienne (Odile Jacob, 2024). Il a vécu six ans en Syrie dans les années 1990. Dans cet entretien avec Watsonil compare la situation juridique sous Bachar al-Assad à celle qui pourrait survenir dans une Syrie majoritairement sunnite et religieuse, désormais dirigée par des islamistes.
Sous l’ère Assad, si l’on ignore la nature dictatoriale du régime, quelle est la loi, quelle est la loi qui s’appliquait formellement ?
Fabrice Balanche: On dit habituellement que l’exception confirme la règle. En Syrie, c’était tout le contraire. La règle était l’exception.
« Nous avions la justice, mais tout n’était que corruption, corruption et privilèges »
Mais il y avait bien un droit avec ses articles de loi ?
Évidemment. Il existait un code pénal et un code civil inspirés à 90 % du droit français, puisque le corps de droit de Damas a été fondé sous le mandat français, en vigueur de 1920 à 1946 en Syrie et au Liban. Mais il existait une loi religieuse qui s’imposait également en matière de gestion des affaires privées, dites familiales, c’est-à-dire tout ce qui concernait le mariage et l’héritage, entre autres.
Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
Par exemple, un chrétien ne peut épouser une femme musulmane que s’il se convertit à l’islam, selon la loi musulmane. Toujours dans le droit musulman, et cela s’applique toujours, les enfants adoptent la religion du père. En cas de répudiation, les enfants, à partir de 7 ans pour les garçons, 9 ans pour les filles, rejoignent le père et non la mère. En matière d’héritage, chez les chrétiens, les femmes et les hommes ont la même part, mais chez les musulmans, la femme a la moitié de la part de l’homme. Le système du mil, survivance de l’Empire ottoman, s’appliquait dans la Syrie d’Assad, comme dans d’autres pays arabo-musulmans à minorités non musulmanes.
Que signifie millet ?
C’est un terme qui fait référence aux communautés. Chaque communauté religieuse était régie, en ce qui concerne les affaires familiales, par sa propre loi. En Syrie, il y avait un mil – ou un millah, en arabe – pour les chrétiens, un autre pour les juifs, avec des différences entre maronites et orthodoxes parmi les chrétiens. En revanche, il n’existait qu’une seule millah pour les musulmans, la même pour les sunnites et les chiites.
Les Druzes et les Alaouites – la minorité Assad – avaient-ils aussi leurs propres droits ?
C’était un peu inhabituel pour eux, car les Druzes et les Alaouites n’ont été reconnus comme musulmans qu’en 1932. Ils vivaient vraiment en marge. Sous la République syrienne, ils étaient reconnus comme musulmans. Ce qui veut dire que le droit musulman s’appliquait aussi à eux, mais avec la jurisprudence locale.
L’Islam, également en Syrie, a-t-il été un moteur important du nationalisme arabe ?
Oui bien sûr. Mais il faut replacer les choses dans leur contexte.
« Dans les années 1960, lorsque les généraux baathistes, imbus de nationalisme et de socialisme, sont arrivés au pouvoir, ils n’étaient pas particulièrement religieux et encore moins pratiquants. Y compris les dirigeants sunnites de l’époque. »
Il faut rappeler qu’en 1963, ce sont les sunnites baathistes qui prirent le pouvoir. Il faudra attendre 1966 pour qu’ils soient exclus au profit des Alaouites, Druzes et Ismailis. Les Alaouites expulsent alors les Druzes et les Ismailis, selon la tactique du salami. Nous avions donc à l’époque un pouvoir sinon athée, du moins complètement laïc.
Qu’en était-il du reste de la société syrienne dans les années 1960 ?
À cette époque comme aujourd’hui, la société syrienne majoritaire est imprégnée d’islam. Le pouvoir baathiste doit l’accepter.
«Par exemple, en 1973, lorsque Hafez al-Assad, le père de Bachar, a promulgué la nouvelle constitution syrienne, il n’était pas écrit que le président de la république devait être musulman. Immédiatement, il y a une émeute à Damas.»
Hafez al-Assad est contraint d’ajouter un article à la constitution disant que le président de la république doit être musulman. Les Alaouites au pouvoir devaient encore compter avec l’immense communauté sunnite, les deux tiers de la population, ce qui n’empêcha pas Hafez al-Assad de commettre un massacre à Hama en 1982 pour réprimer une rébellion des Frères musulmans, des islamistes sunnites. Il y aura au moins 10 000 décès parmi les habitants.
Pensez-vous que la structure juridique basée sur des bases communautaires perdurera dans la nouvelle Syrie dirigée par les islamistes de HTS, qui prétendent vouloir garantir les droits des minorités ?
Oui, automatiquement. Quoi qu’il en soit, avec l’idéologie du pouvoir aujourd’hui à Damas, sunnite ultra-conservateur, les chrétiens bénéficieront d’une protection en tant que dhimmis, dhimmis signifiant les protégés, mais aussi les inférieurs aux yeux de la charia. Mais dans le système précédent, celui des Assad, devant les tribunaux, la voix d’un témoin chrétien valait autant que celle d’un témoin musulman. Alors que, dans la loi musulmane, il faut deux voix chrétiennes pour faire une voix musulmane.
Ce système inégalitaire pourrait-il être introduit ?
C’est très possible. Les chrétiens seront protégés, mais nous devons nous attendre à ce qu’ils soient des citoyens de seconde zone. J’imagine mal le nouvel homme fort de la Syrie, Abou Mohammed al-Joulani, de son vrai nom Ahmed Hussein al-Chara, enfreindre la charia.
Une vidéo récente montre Abou Mohammed al-Joulani demander à une adolescente de se couvrir la tête. Dans une autre, une jeune actrice syrienne raconte avoir été rappelée à l’ordre par des rebelles islamistes, qui lui ont dit : « Vous êtes trop libre, nous sommes désormais dans un État islamique. Les femmes ne peuvent pas sortir seules sans un tuteur, leur frère ou leur mari. Sur ce point, les nouveaux managers ont tenu à rassurer l’actrice. Comment le reste pourrait-il arriver ? Les femmes chrétiennes, pour n’en citer que quelques-unes, seront-elles obligées de se voiler ?
Absolument, non. Dans leur village ou dans leur quartier, elles ne porteront pas le voile. Mais dès qu’elles sortiront, et que toutes les femmes d’ailleurs seront voilées, elles risqueront d’avoir des problèmes ou des remarques si elles ne le portent pas.
Va-t-on vers un durcissement de la charia pour les sunnites ?
Oui, cela se fera progressivement. Al-Joulani est tout sauf une personne fantaisiste. Il sait ce qu’il fait. Il est très intelligent. Je l’étudie depuis 2012, 2013, lorsqu’il était à la tête d’Al-Nosra, puis, plus tard, du HTS. J’ai bien vu sa façon de faire, de se cacher, de prendre possession d’Idlib, tranquillement, en éliminant ses adversaires.
“Quand il voit qu’il y a de la résistance, comme aujourd’hui, il recule, mais il reviendra à l’attaque”
N’oublions pas qu’il a besoin du soutien de la communauté internationale. Les Européens pensent qu’en lui injectant des milliards, ils auront une influence sur lui. Oui, mais un effet de levier limité et provisoire.
Le voile des femmes musulmanes est-il essentiel dans l’idéologie islamiste promue par le HTS ?
« Oui, c’est même central. Il suffit de regarder les images d’Idlib. Au mieux, on voit leurs visages. Mais il s’agit essentiellement du niqab, du voile intégral.
Ne pourrait-il pas y avoir un compromis sur la question du voile dans la nouvelle Syrie, avec un voile qui dévoile parfois une partie des cheveux, comme parfois en Iran ?
La société syrienne n’est pas la société iranienne. En Iran, nous avons une société laïque dirigée par une minorité théocratique. Alors qu’en Syrie, la société est très religieuse et ne cherche pas à s’affranchir de l’islam.
Ce point de vue doit être critique face au nouveau pouvoir islamiste en Syrie. Cela permet-il pour autant de remettre en cause la légitimité de ce nouveau pouvoir qui a mis fin à 50 ans d’une dictature particulièrement féroce ?
« La puissance du HTS est une puissance conquise par les armes. Les armes sont souvent les auxiliaires de la légitimité au Moyen-Orient.
En tout cas, le leader du HTS est en phase avec une majorité de la population, puisqu’elle est arabe, sunnite et conservatrice.
Durant la Guerre froide, lors de l’occupation de l’Afghanistan par l’ex-Union soviétique, les États-Unis ont fait des jihadistes afghans, dont certains formeraient al-Qaïda, leurs alliés contre Moscou. Toutes choses égales par ailleurs, assistons-nous à un scénario similaire en Syrie ?
Oui, c’est la théorie de Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité des États-Unis dans les années 70 et 80. J’en parle dans mon livre Les leçons de la crise syrienne. Entre quelques hommes barbus et la chute de l’URSS, la chute de l’URSS était encore plus importante aux yeux des États-Unis.
À qui est cette chute ?
C’est la chute de l’axe iranien, dont faisait partie la Syrie de Bachar al-Assad. Et derrière l’axe iranien, il y a aussi une profonde coupure dans l’axe eurasien Russie-Chine-Iran.
« La chute de Bachar al-Assad est une défaite et une humiliation pour l’Iran et la Russie »
Et c’est une Türkiye, qui soutient actuellement le HTS et dont on craignait qu’elle bascule du côté eurasien, qui mécaniquement se rapproche de l’Occident. Car la Russie et l’Iran nourrissent une certaine hostilité à son égard.