Marc Pictet : Les risques géopolitiques font partie de la nouvelle normalité et je ne pense pas que de nombreux pays en sortiront gagnants. Les tensions entre la Chine et les États-Unis vont perdurer et nous verrons émerger des pays « satellites » autour de ces deux centres de gravité, au gré d’intérêts qui pourraient évoluer. La lecture de la géopolitique n’en deviendra que plus difficile. Au Moyen-Orient, par exemple, le cessez-le-feu est fragile, comme on peut le constater, et on peut aussi s’attendre à de fortes tensions économiques. Le monde sera probablement plus instable au cours des dix à quinze prochaines années que ce que nous avons connu jusqu’à présent.
La Suisse reste le « leader » mondial de la gestion de fortune transfrontalière, mais les prochains, Hong Kong et Singapour, s’en rapprochent. Que signifierait perdre cette première place ?
J’ai confiance dans l’avenir de la place financière suisse, sinon nous ne construirions pas un nouveau bâtiment à Genève, le Campus Pictet à Rochemont. La Suisse restera une place financière solide, même si elle est confrontée à des défis considérables. Le premier d’entre eux est que les différents acteurs politiques, économiques et sociaux, dont dépend le succès futur de la Suisse, dialoguent dans un esprit de partenariat et réfléchissent ensemble à la meilleure manière de faire prospérer le pays. Le secteur financier ne représente que 5 à 6% des emplois mais 10% du PIB, 12% des recettes fiscales des pouvoirs publics et fournit des services aux entreprises. L’attitude – très suisse – de bien faire son travail en se disant que le reste suivra n’est peut-être plus suffisante ; nous devons parler beaucoup plus clairement des atouts de la Suisse.
Commentaire?
Par exemple, les pays concurrents organisent des conférences pour promouvoir leur place financière. J’ai suggéré au nouveau directeur de la Finma l’idée d’organiser un tel événement en Suisse, le Secrétariat d’État aux questions financières internationales (SFI) et le Conseil fédéral. Avant d’inventer quelque chose de nouveau, on pourrait déjà faire savoir que nous sommes un lieu ouvert, bien régulé, avec un cadre stable et prévisible, surtout dans le contexte actuel de tensions sociales ou géopolitiques. Même si cela ne figure pas directement dans son mandat, la Finma pourrait participer à la promotion de la place financière.
La Finma répondrait sans doute qu’elle joue déjà un rôle dans cette promotion en assurant la stabilité de la place financière, et même en serrant la vis comme elle le fait depuis la chute du Crédit Suisse…
La place financière suisse est réputée pour son sérieux et sa rigueur et il est donc important qu’elle conserve ces atouts, tout en sachant choisir les bonnes orientations. Tout cela doit également être mis en œuvre et contrôlé de manière raisonnée. Mais il faut faire attention à l’idée d’être le meilleur élève, comme on l’entend parfois à Berne. Nous voulons un endroit solide et prévisible, mais aussi compétitif. Je vais vous donner un exemple : Bâle III. La Suisse sera la seule à être préparée au dispositif finalisé de cette régulation bancaire qui entrera en vigueur le 1er janvier 2025. Les Etats-Unis se sentent peu concernés et penchent plutôt vers une déréglementation du monde bancaire. Réglementer peut être une bonne chose, mais être le seul pays à l’appliquer est un risque.
Que pensez-vous de l’initiative populaire pour une place financière suisse durable lancée le 26 novembre par les milieux économiques, politiques et des ONG ? Le texte souhaite notamment des règles contraignantes comme celles qui existent à Londres, Hong Kong ou Singapour.
Je pense qu’il faut déjà observer tout ce qui existe déjà aujourd’hui en matière de finance durable en Suisse, avant de réfléchir à de nouvelles contraintes. La Suisse est à l’avant-garde de la finance durable et les plus grands acteurs se retrouveront à Genève la semaine du 9 décembre pour la 5e conférence Building Bridges. La plupart des acteurs du marché sont très impliqués et force est de constater que la finance durable fait partie des axes de développement. Ce n’est pas grâce à de telles initiatives que nous rendrons la place financière suisse plus durable.
Quels changements avez-vous introduits depuis que vous êtes devenu associé principal ?
Chez Pictet, le changement s’inscrit toujours dans le long terme. Nous avons des projets à horizon de cinq ans qui constituent une orientation stratégique pour l’ensemble du groupe. Nos Ambitions 2025 incluent la poursuite du développement de notre expertise dans les actifs privés, notamment dans l’immobilier et le private equity, avec un focus sur les petites entreprises européennes. Ces entreprises sont souvent sous le radar des grands fonds d’investissement et recherchent des partenaires financiers privés, plus proches d’eux. Nous souhaitions que cette activité dépasse 5% du chiffre d’affaires du groupe et c’est désormais chose faite. L’Asie est un autre axe important.
Avec quelle ambition ?
L’objectif est que cette région génère plus de 15% du chiffre d’affaires du groupe contre plus de 13% actuellement. Depuis 2019-2020, nous avons réalisé plus de 100 missions à forte valeur ajoutée et très ciblées en Asie, impliquant au total près de 600 collaborateurs dans la région, notamment à Shanghai et à Taiwan, où nous sommes actifs dans la gestion d’actifs. Notre présence en Asie n’est pas nouvelle puisque nous sommes présents depuis 1986 à Hong Kong, 1995 à Singapour et même 1981 au Japon. La clientèle asiatique est également servie par l’ensemble des centres de compétences du groupe. Autre priorité de notre plan stratégique, nous souhaitons également être un employeur de référence pour attirer et retenir les talents sur nos 31 sites.
Comment positionnez-vous Zurich par rapport à Genève à l’avenir ?
Nous considérons la Suisse dans son ensemble, comme une place financière unique. Zurich est en quelque sorte notre deuxième maison, nous y sommes présents depuis 40 ans. Nous poursuivons notre développement significatif là-bas, mais aussi à Bâle et à Lausanne, où nous allons doubler le nombre de postes de travail et créer une équipe au service des caisses de pension.
La composition du collège des associés a considérablement évolué ces dernières années, puisqu’il n’est plus uniquement composé d’hommes blancs et plutôt plus âgés. Que reflète cette évolution ?
Elle reflète l’extraordinaire croissance et l’internationalisation que notre groupe a connue au cours du dernier quart de siècle. Parmi nos partenaires, qui restent en moyenne vingt et un ans, le plus jeune a actuellement 42 ans et le plus âgé 54 ans. Il est important que nous restions à l’écoute du monde extérieur et de nos clients à travers une diversité d’horizons, de formations, d’opinions. qui a toujours existé au sein du collège. Nous pouvons également compter sur l’expérience d’anciens associés, qui disposent tous encore d’un bureau à notre siège social. Mon cousin Ivan Pictet me rappelait un jour qu’à ses débuts, au début des années 1970, la banque gérait 10 milliards et qu’elle avait perdu 50 % de ces actifs suite au premier krach pétrolier et à l’abandon de l’étalon de change or. Garder ces événements à l’esprit permet de relativiser lorsque les actifs sous gestion baissent de quelques pour cent.
La croissance de Pictet est-elle en partie alimentée par d’anciens clients ou collaborateurs du Crédit Suisse qui vous ont rejoint ?
Nous n’avons jamais ciblé les salariés d’un établissement en particulier et encore moins cherché à profiter des difficultés d’un concurrent. Bien entendu, si les clients décident de changer, nous sommes ouverts à les accueillir.
Le groupe se rapproche ainsi de ses clients dans le monde entier, ce qui se traduit par une croissance plus forte hors de Suisse. Le mouvement s’accélère-t-il ?
Notre ancrage en Suisse est toujours très fort, avec environ 60% de nos 5’500 collaborateurs. Mais la croissance a tendance à se faire davantage à l’étranger, notamment parce que nos clients souhaitent un service de proximité dans certaines régions du monde. Par ailleurs, dans notre industrie exportatrice, le protectionnisme que l’on observe un peu partout et qui tend à se renforcer nous oblige à ce rapprochement car les servir depuis la Suisse n’est pas toujours possible.
Pensez-vous que la Suisse aura un jour accès au marché européen des services financiers ?
Il semble probable qu’un accord-cadre soit conclu à la fin de l’année ou au début de 2025 ; Ensuite, le processus démocratique commencera en Suisse, ce qui prendra du temps, probablement jusqu’en 2026. Mais l’accès au marché des services financiers ne fait pas partie de ce paquet, des discussions supplémentaires seront donc nécessaires sur ce point précis.
Que signifierait pour vous un échec de ces III bilatéraux ?
Cela serait très dommageable pour la Suisse mais aussi pour le secteur financier, en raison de l’incertitude que cela créerait pour l’ensemble de l’économie. Mais je suis confiant : nous y parviendrons à condition que les politiques, les autorités de contrôle et les organisations faîtières travaillent en partenariat, avec une vision commune. Nous pouvons clairement améliorer cet aspect. Ceci est d’autant plus important que la Suisse est de plus en plus attractive dans le contexte géopolitique actuel très tendu. Le pays est un îlot de stabilité et de solidité, où les institutions fonctionnent, avec en plus une monnaie forte. Cela rassure de nombreux particuliers fortunés ou même institutions cherchant à s’implanter en Suisse pour toutes ces raisons.
Quel impact la chute du Crédit Suisse a-t-elle eu sur cette image sécuritaire?
Cela a provoqué une onde de choc dans toute la Suisse, au-delà du secteur financier. Certains ont comparé cela à Swissair ou à d’autres marques emblématiques de l’économie suisse. Après, si l’on croit à l’économie de marché, des entreprises se créent, tandis que d’autres disparaissent. Cela fait partie de la vie de l’économie et d’un pays. Je voudrais ici exprimer ma gratitude à l’UBS d’avoir relevé le défi de la reprise du Crédit Suisse, car de nombreux emplois étaient en jeu. Sans parler d’une manne fiscale qui profite aux contribuables.
L’UBS est actuellement sous pression : de sauveur, l’établissement est désormais considéré comme trop grand et porteur de risques. Est-ce que cela change les conditions pour vous ?
Nous avons la chance d’avoir une UBS en Suisse et mon souhait serait d’avoir une deuxième institution de cette qualité. Je ne pense donc pas qu’UBS représente un risque pour la Suisse. J’espère que les auteurs du rapport parlementaire sur le Crédit Suisse définiront clairement les rôles et les responsabilités. Il pourrait en effet être préjudiciable pour l’avenir de la place financière suisse si ce rapport manquait le but en abordant d’autres points.
Lesquels ?
Il est impératif de préserver le concept de proportionnalité. Par exemple, le concept de « régime des senior managers » peut faire sens pour les sociétés cotées, en obligeant les managers à se sentir plus responsables et en établissant des critères de mesure de leur appétit pour le risque. Mais cela ne convient pas, par exemple, à un groupe comme Pictet, détenu par sept associés et dans une moindre mesure 48 cadres supérieurs. Notre rémunération dépend de nos bénéfices et toute notre fortune est investie dans le groupe Pictet. Nos clients apprécient grandement l’alignement des intérêts que cela représente pour eux. Ils nous disent aussi qu’ils aiment savoir que nous sommes là pour du long terme et que nous ne pourrons pas repartir avec un parachute doré si le navire devait couler.
PROUST QUESTIONNAIRE
Un livre qui vous a marqué ?
Le livre que je lis aujourd’hui, car il est toujours question de découverte. C’est le « Rêve du Jaguar ».
Une manière de se déconnecter ?
La montagne et le village de Zermatt.
Si vous n’aviez pas été banquier ?
J’avais la vocation, je n’imaginais pas faire autre chose.
Où aimeriez-vous vivre si vous n’étiez pas genevois ?
En Argentine, le pays de ma femme.
Le talent que vous auriez aimé avoir.
Être musicien.
5 DATES
16 novembre 1973 Né à Genève.
1996 Analyste financier, Prudential Investments, Newark (États-Unis).
2001 Rejoint le groupe Pictet, devient partenaire en 2011.
2020 Président de la Fondation pour Genève.
Juillet 2024 Collaborateur senior du groupe Pictet.