« Le rétroviseur est un peu embué »

Alors que les troubles en Nouvelle-Calédonie faisaient la une de l’actualité mi-mai, le député guyanais Jean-Victor Castor s’est posé en défenseur des indépendantistes kanak à l’Assemblée nationale.

La France, prévient-il, doit résister à la tentation de « recourir à la force » pour maintenir son contrôle sur l’archipel de l’océan Pacifique et prendre acte du fait que les jeunes qui manifestent représentent bien plus qu’un mouvement social « à surveiller ».

PHOTO GEOFFROY VAN DER HASSELT, ARCHIVES DE L’AGENCE FRANCE-PRESSE

Le député guyanais Jean-Victor Castor s’exprime devant l’Assemblée nationale le 14 mai.

C’est un peuple qui revendique sa pleine souveraineté.

Jean-Victor Castor, député du 1D circonscription électorale de Guyane et membre du Mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale

Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, au premier rang, tourne la tête pour montrer son irritation tandis que de nombreux élus de l’opposition applaudissent l’orateur, lié à un parti indépendantiste guyanais.

PHOTO THÉO ROUBY, ARCHIVES DE L’AGENCE FRANCE-PRESSE

Des carcasses de véhicules incendiés bloquent le Col de Plum, un axe routier important de la commune du Mont-Dore, dans la région de Nouméa, le 10 juin.

Quelques semaines plus tard, un semblant de calme est revenu dans la capitale de la Nouvelle-Calédonie, Nouméa, même si les altercations entre manifestants et policiers se poursuivent, avec des conséquences parfois meurtrières.

PHOTO THÉO ROUBY, ARCHIVES DE L’AGENCE FRANCE-PRESSE

Des centaines de personnes ont assisté aux funérailles de Stéphanie Dooka, une jeune fille kanak de 17 ans abattue lors des émeutes qui ont secoué l’archipel. Les troubles qu’a connu la Nouvelle-Calédonie en mai ont fait au moins sept morts.

La divergence de vues entre, d’une part, les indépendantistes kanak et, d’autre part, les « caldoches », descendants de colons français, et les « métropolitains » arrivés plus récemment, n’en reste pas moins évidente.

Frédéric, ressortissant français établi depuis 14 ans dans l’archipel, assure dans un entretien à La presse que les jeunes manifestants sont « manipulés » par un noyau restreint d’indépendantistes purs et durs influencés de l’étranger.

Les Kanaks, dit-il, sont les « enfants gâtés » de la République française et n’apprécient pas pleinement les services qui leur sont rendus.

« Ce ne sont pas des gens très sophistiqués qui sont sortis de la boîte [logement rudimentaire] à la prise en charge. Je ne veux pas être trop mesquin en disant cela», déclare le ressortissant français, qui s’offusque en même temps des insultes lancées par les manifestants à l’égard de la population blanche.

« On nous dit : ‘Bâtard blanc !’ Enfoiré blanc, rentre chez toi ! S’ils veulent l’indépendance, qu’ils la prennent, mais je ne resterai pas ici », souligne le ressortissant français.

Un Canadien vivant à Nouméa note qu’il n’est pas rare d’entendre des caldoches ou des métropolitains parler avec mépris de la population autochtone et de leurs revendications ou que des Kanak accueillent froidement les Blancs et changent complètement d’attitude. attitude en apprenant qu’ils ne sont pas d’origine française.

“C’est un dialogue de sourds”, affirme la femme, qui a requis l’anonymat pour pouvoir s’exprimer plus librement.

Elle s’inquiète des démarches du gouvernement visant à réformer le système électoral afin d’augmenter le nombre de citoyens pouvant voter sans avoir obtenu l’accord des communautés autochtones, qui craignent de voir leur influence politique s’effondrer.

La France répète l’histoire. Ils ont du mal à faire le point sur le passé colonial. Disons simplement que le rétroviseur est un peu embué.

Un Canadien vivant à Nouméa, capitale de la Nouvelle-Calédonie

PHOTO LUDOVIC MARIN, ARCHIVES REUTERS

Le président Emmanuel Macron et son ministre de l’Intérieur et de l’Outre-mer, Gérald Darmanin, au commissariat central de Nouméa, le 23 mai.

Le président français Emmanuel Macron, aux prises avec une nouvelle crise politique liée à la victoire de l’extrême droite aux élections européennes et au lancement d’élections anticipées, a annoncé mercredi qu’il « suspendait » les réformes en Nouvelle-Calédonie pour faire avancer le dialogue entre les deux pays. les différentes parties, mais l’impasse demeure.

Référendums d’autodétermination

Nicolas Bancel, spécialiste de l’histoire coloniale et postcoloniale française à l’Université de Lausanne, en Suisse, note que les autorités françaises « ne réalisent pas les effets à long terme de la violence coloniale ».

L’histoire de la Nouvelle-Calédonie est « tragique », dit-il. En particulier, les autochtones ont été soumis pendant près de 60 ans au « code indigène » qui permettait aux autorités locales de leur imposer du travail forcé tout en limitant leurs déplacements.

Ce n’est qu’après des décennies de troubles ponctués de plusieurs épisodes de violence que la France a accepté de s’engager dans un processus formel de « décolonisation » impliquant la tenue d’une série de référendums d’autodétermination.

Les opposants à l’indépendance ont remporté les deux premiers avec 57% et 53% des voix. La troisième, boycottée par de nombreux Kanaks car tenue en pleine pandémie de Covid-19, en période de deuil, s’est soldée par un troisième rejet avec 96 % des voix.

PHOTO NICOLAS JOB, ARCHIVES PRESSE ASSOCIÉES

Des colonnes de fumée s’élèvent de la capitale lors des manifestations organisées par les indépendantistes kanak le 15 mai.

Le président Emmanuel Macron a jugé légitime l’année dernière de déclarer sur cette base que la Nouvelle-Calédonie « est française » et a ensuite proposé de revoir les mesures mises en place pour protéger le poids électoral des autochtones, provoquant la levée des boucliers actuels.

Fabrice Riceputi, autre historien français spécialiste de la décolonisation, note que la situation en Nouvelle-Calédonie témoigne du fait que la France est « rattrapée de manière cyclique par sa répression coloniale » et peine encore aujourd’hui à mesurer l’impact de ses actions passées.

M. Bancel note qu’une « vitrification » de l’histoire coloniale française liée à une volonté de déni s’est produite dans les années 1960 après la guerre d’Algérie et l’indépendance de nombreuses anciennes colonies.

L’idée que la puissance de la France venait de l’empire, qu’elle était une nation empire était très présente et il s’avérait difficile de s’en débarrasser. Même les élites progressistes des années 1940 et 1950 étaient incapables de penser à l’indépendance des colonies, considérée comme un attribut du pouvoir à ne pas lâcher.

Nicolas Bancel, spécialiste de l’histoire coloniale et postcoloniale française rattaché à l’Université de Lausanne

M. Riceputi note que le public français a longtemps été privé d’outils appropriés pour comprendre la guerre d’Algérie et ses dérives en raison de « l’omerta » entourant le conflit.

« Jusqu’à l’indépendance en 1962, on vantait auprès du public l’œuvre civilisatrice du pays en Algérie et puis du coup, boum, plus rien. La décolonisation est devenue inintelligible », note-t-il.

Le fait que le gouvernement français continue d’entretenir des liens étroits avec plusieurs anciennes colonies ajoute à la complexité de tout exercice de réflexion sur le passé colonial au sein de la classe politique.

Tout en se posant en champions du droit à l’autodétermination des peuples, les présidents français – de gauche comme de droite – ont entretenu des liens avec les potentats pour protéger les intérêts géostratégiques et économiques de leur pays, n’hésitant pas à intervenir militairement. selon les besoins, notamment en Afrique subsaharienne, dans ce qu’on appelle souvent la « Françafrique ».

Le contraste avec le Royaume-Uni

Le Royaume-Uni a maintenu des liens beaucoup plus souples avec ses anciennes colonies après son indépendance par le biais du Commonwealth, note Bancel.

Un sociologue camerounais, Francis Akindès, indiquait il y a quelques années au quotidien Le monde que les Britanniques étaient « partis sans laisser d’adresse » tandis que les Français sont partis en disant « Nous sommes toujours là ».

Marielle Debos, maître de conférences en sciences politiques à l’université Paris-Nanterre, constate que les interventions de la France dans ses anciennes colonies s’effectuent en l’absence d’un véritable contrôle de l’Assemblée nationale puisque la politique étrangère relève du président.

L’importance de ces interventions est particulièrement évidente au Tchad, qui a connu le plus grand nombre d’opérations militaires françaises depuis l’indépendance, a-t-elle déclaré.

Emmanuel Macron n’a pas hésité, note le chercheur, à entériner la prise du pouvoir du fils d’Idriss Déby en 2021 après la mort du dictateur même si cette transition familiale n’avait rien de démocratique.

“Il y a la position officielle de la France et en même temps il y a des politiques et des décisions ambivalentes”, note M.moi Débos.

Ces contradictions alimentent le ressentiment d’une nouvelle génération « qui ne veut plus jouer à ce jeu-là » et réclame une véritable décolonisation.

ARCHIVES PHOTOS AGENCE FRANCE-PRESSE

Des manifestants réclament le départ des troupes françaises du Niger, à Niamey, le 2 septembre.

Cette colère a été exploitée ces dernières années par les putschistes, notamment au Mali, au Burkina Faso et au Niger, qui ont exigé et obtenu dès leur arrivée au pouvoir le départ des troupes françaises présentes dans le pays, parfois pour laisser place à des renforts russes.

M. Bancel note que les prétentions « universalistes » de la France, qui « se présente comme une nation tolérante et égalitaire », compliquent la réflexion dans le pays par rapport à la période coloniale puisqu’elle s’est construite sur l’idée des inégalités entre colons et colons. Indigènes.

Ces affirmations ne sont pas étrangères au fait que plusieurs élus, notamment de droite sur l’échiquier politique, véhiculent aujourd’hui l’idée que la colonisation a été positive pour les populations touchées et rechignent à accepter tout mea culpa.

PHOTO SÉBASTIEN SALOM-GOMIS, ARCHIVES DE L’AGENCE FRANCE-PRESSE

Bruno Retailleau, président des Républicains au Sénat

Un sénateur républicain, Bruno Retailleau, avait déclaré en octobre que de telles questions étaient de nature à alimenter « la haine de soi et le mépris d’autrui » et pourraient contribuer aux mouvements de colère observés dans plusieurs pays africains.

L’absence de réflexion collective approfondie favorise les malentendus au sein même de la société française, où de nombreux groupes entretiennent des visions diamétralement opposées des mêmes événements, note M. Bancel, qui plaide notamment pour la création d’un “musée de la décolonisation”.

Dans une récente chronique, il notait avec un collègue que plusieurs anciennes puissances coloniales ont lancé des initiatives de ce type qui permettent de « relativiser des mémoires antagonistes » et « d’éviter la polarisation mortifère entre nostalgiques fanatiques et décoloniaux radicaux ».

« Nous pourrions tout laisser de côté et avancer », a-t-il déclaré.

 
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