A la Bourse de Commerce, « l’Arte povera » lève le capot des trente glorieuses


Pier Paolo Calzolari, Sans titre (Matelas), 1970.
ADAGP, Paris 2024 Private collection, Lisbon. View of the “Arte Povera” exhibition, Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris, 2024 © Photo: Florent Michel / 11:45 a.m. / Pinault Collection

Joel Chevrier, Université Grenoble Alpes (UGA)

Actuellement présentée à la Bourse de Commerce/Collection Pinault, l’exposition « Arte Povera » retrace la naissance italienne, le développement et l’héritage international de ce mouvement artistique unique. Vous pourrez y découvrir plus de 250 œuvres des principaux protagonistes de l’Arte Povera. Nous l’avons visité en compagnie de Joël Chevrier, physicien, très intéressé par les liens entre arts et sciences, et particulièrement sensible à cette rétrospective d’envergure.



Une exposition qui impressionne d’emblée, par l’espace dans lequel elle est exposée et les 250 œuvres présentées, mais aussi par la nature des œuvres, pour la plupart conçues en Italie, au cœur des trente glorieuses. Nous voyons explicitement à l’œuvre l’énergie provenant des fossiles, une énergie qui transforme la matière de mille manières. Énergie, matériaux, transformations : le physicien est dans son élément !

A la naissance de l’Arte Povera, de jeunes artistes italiens

En 1967, lorsque le critique d’art Germano Celant crée ce mouvement, le nommant « Arte povera », Michelangelo Pistoletto avait 34 ans, Giovanni Anselmo 33 ans, Jannis Kounellis 31 ans, comme Luciano Fabro. En tant que physicien, j’ai réalisé lors de la visite que, même si ma discipline a contribué à transformer le monde durant cette période, elle n’est pas ici une référence.

Les propositions de ces artistes s’ancrent non pas dans la science mais dans leur créativité, leur vision propre, sur fond d’expérimentation en atelier. Ils passent derrière le rideau, montrant le cœur de la machine dépouillé de son design. On pense ici à l’opposition entre visions contemporaines, avec d’un côté Raymond Loewy, le concepteur de toute la société de consommation – déjà en 1893, l’Exposition universelle de Chicago annonçait « La science découvre, l’industrie s’applique, l’homme se conforme », « La science découvre, l’industrie s’applique et l’homme suit ») – et d’autre part le designer Victor Papanek qui écrivait en 1971 Conception pour le monde réel, l’écologie humaine et le changement social(Concevoir pour un monde réel : écologie humaine et changement social).

Travaillant en dehors du cadre conceptuel scientifique et technique à l’œuvre partout autour d’eux, ils s’en saisissent pour mieux s’en détourner. Tout y passe : les matériaux, les appareils, les machines thermiques qui ont trouvé le XXe siècle (centrales thermiques, voitures, avions, etc.). En mettant à nu, ils nous montrent le monde tel qu’il est et tel qu’il sera défini, de plus en plus industriel, de plus en plus énergivore. Une lucidité et une pertinence redoutables.



Joël Chevrier découvre l’installation de Pino Pascali, « Confluences » (1967).
Gabriel Robert/La Conversation

Œuvres emblématiques

Les « Mirror Paintings » de Michelangelo Pistoletto sont avant tout des plaques d’acier inoxydable. Pistoletto avait également testé l’aluminium : l’acier et l’aluminium sont deux matériaux phares de la société thermo-industrielle, et qui nécessitent – ​​apparent paradoxe pour un « art pauvre » – une très haute maîtrise scientifique et technologique ainsi qu’une grande quantité d’énergie pour être produit. Michelangelo Pistoletto nous invite à nous regarder en face dans le matériau qui, à ce moment-là, a changé le monde, à l’ère de la sidérurgie triomphante. Quel désastre !

Jannis Kounelis brûle du gaz à travers une buse située dans une fleur en acier brut. Le gaz forme une petite éruption bleue, produisant un bruit caractéristique. La bouteille de gaz est clairement visible. C’est un feu très propre, très maîtrisé, qui va permettre d’atteindre des températures élevées, et donc de produire le mouvement et les transformations de la matière.



Jannis Kounellis, Sans titre (Fire Daisy), 1967.
Nicolas Brasseur/Pinault Collection

Mais arrêtons-nous un instant Plomb II (1968) de Gilberto Zorio. Le label de l’exposition le dit le mieux :

« _Deux feuilles de plomb, sulfate de cuivre, acide chlorhydrique, fluorescéine, tresse de cuivre, corde.

L’œuvre, conçue comme une batterie électrique, transforme l’énergie chimique en électricité. Au sol, Gilberto Zorio place deux récipients en plomb attachés au mur par une corde, et verse dans l’un d’eux un mélange de sulfates de cuivre et d’eau, qui devient bleu, dans l’autre un mélange d’acide chlorhydrique et d’eau, qui devient vert. Un fil de cuir tressé est tendu entre les deux récipients, plongé à chaque extrémité dans l’un des deux liquides. Lorsqu’il est mis en contact prolongé avec les deux substances, le cuivre se couvre de cristaux, tandis que la coloration des deux liquides témoigne de la transmission d’énergie de l’un à l’autre. L’artiste utilise des matériaux industriels pour créer un processus énergétique qui évoque une expérience alchimique._ »

Le travail est rustique, il ressemble à un laboratoire mal construit. Nous sommes placés au cœur du dispositif, comme si l’artiste soulevait le capot. Et avec cet ouvrage, la revue détaillée des éléments clés de l’industrie du 20ee Le siècle continue : ici l’électrochimie et l’électrométallurgie.

D’autres œuvres remarquables sont les machines thermiques du même Gilberto Zorio. Quel choc de les voir ainsi ! Ils bordent toute l’exposition, depuis l’entrée, puis dans la rotonde. On les voit également dans une pièce qui leur est dédiée (la « Casa idéale »), et dans laquelle on sent le froid ! Les moteurs et échangeurs thermiques sont exposés, ils font partie des travaux. Nous les voyons gaspiller de l’énergie en direct, essayant de refroidir le monde. Comme ces climatiseurs de magasins grands ouverts sur l’extérieur… Ici, le refroidissement est tel que du givre se forme sur les structures en plomb, comme dans un réfrigérateur dont la porte reste ouverte. Ayant vu l’exposition le jour de son ouverture, je ne sais pas si le but est de laisser le givre s’accumuler en une couche toujours plus épaisse.

Je pense ici à l’œuvre unique et majeure de Sadi Carnot, Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines capables de développer cette puissance :

« Si un jour les perfectionnements de la machine à incendie s’étendent assez loin pour la rendre peu coûteuse en implantation et en combustible, elle réunira toutes les qualités désirables, et amènera les arts industriels à entreprendre un développement dont il serait difficile de prévoir dans toute la mesure. Non seulement, en effet, un moteur puissant et commode, qui peut être obtenu ou transporté n’importe où, remplace les moteurs déjà en usage, mais il fait prendre une extension rapide aux arts où il est appliqué, il peut même créer des moteurs entièrement nouveaux. arts. »

Carnot a été visionnaire en formulant cela en 1824. Mais Gilberto Zorio aussi, qui comme ses camarades avait fait le point sur le sujet, et continue de nous confronter aux effets de la civilisation thermo-industrielle.

L’artiste JR se pose encore aujourd’hui la question : « l’art peut-il changer le monde ? » L’Arte Povera, dès les années 1960, soulignait avec force que l’art pouvait montrer comment le monde vivait une transformation d’une ampleur sans précédent. Ce groupe d’artistes en avait identifié tous les éléments : mobilisation massive des énergies, profusion des matériaux utilisés et transformations industrielles en constante expansion. Ils ont réalisé des œuvres sans artifice, « pauvres » en ce sens, dépouillées de la couche de design puis réalisées pour rendre le tout fonctionnel mais aussi désirable. Ici, les réfrigérateurs sont nus, sans la couverture métallique du mythique réfrigérateur américain Coldspot créé par Raymond Loewy et symbole de « l’American way of life ». Si l’on repense aux publicités ou aux films américains contemporains de l’Arte Povera, le contraste est brutal.


Des matériaux, des matériaux partout

Les artistes de l’Arte Povera ont tout exploré, ou presque. Avec Vénus des haillonsVénus des haillons, Michelangelo Pistoletto expose une montagne de tissus et de vêtements entassés devant une statue de Vénus. Aujourd’hui, on le sait : les tissus, l’habillement et la mode représentent une industrie mondiale très gourmande en ressources et génératrice d’une énorme pollution.


Vue de l'exposition

Vénus avec des chiffons, Michelangelo Pistoletto, 1967.
Collection Florent Michel/Pinault

Plus loin, Jannis Kounelis expose un tas de charbon. Mais d’autres artistes utilisent les matériaux : on voit du cuir, de la pierre, du ciment préfabriqué, de l’eau bien sûr, encore des tissus, des fils de cuivre tressés, etc. Enfin, il y a les œuvres de Giovanni Anselmo, dans une salle qui étonne le physicien que je suis : nos smartphones embarquent des capteurs qui mesurent avec précision l’orientation dans l’espace, la ligne verticale et la gravité, le plan horizontal et la rotation dans l’espace. L’artiste, par un parcours singulier que je n’imagine même pas, inscrit cette évidence à travers des installations et des sculptures d’une élégance et d’une simplicité émouvantes.

Giuseppe Penone, un autre monde ?

J’ai découvert l’Arte Povera longtemps après avoir découvert l’œuvre de Giuseppe Penone. Depuis longtemps, il m’a coupé le souffle (qu’il a d’ailleurs sculpté). Ici, son arbre métallique chargé de lourdes pierres, devant la Bourse de Commerce, ouvre le bal.


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Vue sur la place devant la Bourse de Commerce.
Romain Laprade/Pinault Collection

Explorez la gravité, placez-vous au-delà des catégories, dont l’inerte et le vivant, à partir d’hybridations de matériaux, questionnez les durées avec ces pierres et grains de sable anormalement jumeaux, puis ramenez le jeune arbre dans une poutre de bois… J’en ai déjà écrit quelques-uns. de ses travaux, toujours en physicien, ce qui n’est en aucun cas une référence pour lui. J’ai collaboré avec lui sur le travail Soyez le ventet sculpté pour lui les grains de sable exposés ici. Dans l’Arte Povera, il a creusé un sillon singulier, qui me semble ouvrir d’autres horizons et poser d’autres questions.La conversation

Joël Chevrier, University Professor / Physics, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous une licence Creative Commons. Lisez l’article original.

 
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