Mathias Howald sur les insécurités du corps masculin : « Loisirs »

Mathias Howald sur les insécurités du corps masculin : « Loisirs »
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– C’est quoi cette drôle d’écharpe ? Avez-vous eu votre premier suçon ?

Des mains, moites et fébriles, l’avaient saisi par derrière, lui tordant le bras dans le dos et il n’avait d’autre choix que de se laisser faire, son corps porté en offrande au chef. César s’était approché, il sentait le Malabar au double goût et la sueur mal lavée, étouffée sous des couches de déodorant. Ses ongles sales lui avaient égratigné le cou, tirant sur le tissu, mais quand il a vu les marques d’autres doigts, il s’est figé. C’était tout de suite moins drôle, la fête était gâchée.

– Laissez-le partir, nous sommes partis.

Un garçon avait frappé du poing contre la porte du casier, un autre avait craché à ses pieds sur le linoléum. Depuis, il était resté seul.

Dans la réflexion, Damien ne se reconnaît plus complètement. Le visage allongé et anguleux, la forme de la bouche et des yeux viennent de son père, les couleurs de sa mère : la peau olive, les cheveux châtain foncé qu’il aimerait laisser pousser, et les iris brun-vert avec des taches. jaune. Mais à cause des vaisseaux éclatés de sa cornée, son regard a changé.


Lors du dîner dimanche dernier, le père a annoncé le programme de l’après-midi : nous allions retrouver notre arrière-grand-mère, cela faisait longtemps que nous n’y étions pas allés tous ensemble, et oui c’était comme ça, et non, ce n’était pas le cas. pour discuter. Il avait imaginé rester seul à la maison pour regarder Beverly Hills, vis ta vie et branle-toi en paix. Au lieu de cela, il s’est vu à l’arrière de la Tipo, à côté de son petit frère perdu dans les mondes de Zelda sur Gameboy en mode muet pour ne pas perturber la conduite de son père ; il sentait dans son ventre les détours et les dépressions de la route, voyait surgir dans la strate de son esprit le restaurant chinois à la sortie de la ville, la scierie, le zoo régional, le carrefour des morts fleuri d’un bouquet du supermarché et à l’arrivée, l’odeur de soupe et de pisse des SAMU et les cris de la folle qui ne criait pour personne dans sa chambre.

– Va te faire foutre, je ne viens pas !

Les mots sortirent d’un coup, il fut le premier surpris. Les trois autres se figent, la bouche grande ouverte et les pupilles dilatées, comme si quelqu’un avait appuyé sur « pause » sur le film familial. L’horloge du couloir sonne pendant trois secondes puis il jette ses couverts dans son assiette, jetant partout feuilles d’endives, chapelure de seigle et couennes de gruyère. Le père contracte ses mâchoires et ses poings, le frère s’écrase sur sa chaise et c’est la mère qui explose.

– Ce n’est pas bien, tu es malade ou quoi ?

Il saute de la table et atteint sa chambre en trois ou quatre enjambées. Le dos appuyé contre la porte verrouillée derrière lui, le sang commence à lui monter aux oreilles. Quelques secondes de battement et la poignée de porte s’active dans le vide.

– Ouvrez ou je défonce la porte !

Il ne croit pas son père capable d’une telle violence mais après tout, avec les pères, on ne sait jamais. Il ne donne ni gifles ni bisous, il garde ses distances avec les autres, ses émotions figées dans un compartiment inaccessible en lui. Une poussée de l’épaule suffit à faire craquer le panneau de bois et ses certitudes. Damien a peur, il panique.

– Arrête, arrête, j’ouvre !

Il tire le loquet et recule de quelques pas mais il n’a nulle part où aller. Il reste debout au milieu de la pièce, sous le plafonnier en forme de montgolfière qu’il a depuis qu’il est enfant, et il se met à pleurer abondamment. Les figurines en plastique de Chevaliers du Zodiaque alignés dans le panier ne lui viennent pas en aide lorsque son père, sans un mot, le prend par le cou et commence à le serrer. D’après les mesures du poignet prises par l’orthodontiste pour déterminer sa croissance, le fils dépassera un jour le père d’une bonne tête mais pour l’instant, le père est plus grand et plus fort et il serre toujours. Ses doigts sont très froids, ses pouces appuient sur la pomme d’Adam de son fils comme s’il voulait s’assurer que, dès qu’elle commencera à dépasser, elle se rétractera. La violence du geste est telle que lui, le fils, l’aîné, le bon élève, le garçon un peu solitaire, l’éclaireur du samedi, le préadolescent gêné, le lecteur d’histoires d’horreur, ne pense qu’à une chose : quelque chose, incompréhensible : je suis un enfant qui va mourir des mains de son père, un dimanche en début d’après-midi. Sa respiration s’arrête et il sent au plus profond de lui, il croit même l’entendre, une valve se fermer et soudain ses larmes sèchent. Damien décèle des pigments de folie, de honte et de peur dans les yeux de son père. Et au même moment, la mère crie et le père voit son fils le regarder et pour la première fois, il comprend que son fils est plus fort qu’il ne le sera jamais, lui, le père silencieux, solitaire en compagnie, le docile et l’ouvrier respecté, le collectionneur de mystères, l’homme de l’ombre. Il relâche son emprise, ses mains se mettent à trembler. Cela a duré moins d’une minute mais ils ne l’oublieront jamais. Le père quitte la scène, la mère apporte un verre d’eau à son fils qui avale avec difficulté, il a mal. Aucun mot n’est échangé, aucune caresse. Cela s’arrête là.

Bien sûr, ils n’étaient pas allés voir la vieille femme qui avait dû se contenter des enfants. École des supporters par Jacques Martin, plus joyeuse que ses arrière-petits-fils qui n’ont jamais voulu la voir. Sa mère avait quitté la maison de ses parents en claquant la porte, son père s’était enfermé dans le salon avec son dossier de factures et son frère en avait profité pour sortir jouer au foot dans la cour. Damien avait regardé Beverly Hills sur sa petite télévision dans sa chambre. La mère de Dylan était revenue dans la vie de son fils sans avertissement, Dylan avait recommencé à boire mais Brandon l’avait accompagné à une réunion des Alcooliques Anonymes. Il avait craint la fin heureuse et l’avait évitée. Le soir, ils avaient mangé les restes, le nez dans l’assiette.


Une chasse d’eau tirée, il n’était pas seul dans les toilettes. Il est rassuré de voir Antoine sortir du bloc opératoire. Antoine est assis devant lui en classe et Damien passe son temps à observer sa nuque et la disposition de ses cheveux. Au lavabo, ils se font un signe de tête. Les grains de beauté et la cicatrice au sourcil sont du mauvais côté, le visage d’Antoine le trouble. Des allers-retours de ses mains sur le savon qui tourne, ça leur rappelle quelque chose, ils se sourient. Puis les yeux d’Antoine tombent sur son cou nu et les sourires disparaissent.

– Qui vous a fait cela?

– Mon père.

Il ne peut pas en dire plus, les mots d’émotions lui manquent, il n’a pas quinze ans. Antoine s’essuie longuement les mains sur le torchon détrempé, on dirait que lui aussi voudrait dire quelque chose mais à la place, il lui lance un contrôle du corps comme l’appellent les garçons entre eux, une poussée d’épaule sans force, presque doucement.

– Tu viens? Ça va sonner.

– Je viens.

A la deuxième sonnerie, Damien décide de ne pas retourner en classe, le professeur sera obligé de constater son absence. Aucun de ses professeurs n’avait prêté attention à lui de la semaine même s’ils avaient dû voir quelque chose. Son regard terne, son silence, son bandana vert ? Mais rien, personne. Il crache sur le miroir et avec le revers de la manche de sa chemise, il répand la salive pour ne plus se voir.

Ce texte est un extrait du prochain roman de Mathias Howald, actuellement en rédaction.

Biographie de Mathias Howald
Né à Lausanne en 1979, Mathias Howald publie son premier roman, «Hériter du silence» (Les Editions d’autre part) en 2018, remportant avec cet ouvrage le du Public RTS 2019. Son deuxième roman, « Cousu pour toi », est paru chez Gallimard (collection Scribes) en mai 2023. Il est membre du collectif Caractères mobiles.


Pour accompagner ces chroniques, nous avons fait appel à l’artiste suisse Urs Lüthi, dont le travail artistique (ci-dessous) interroge largement la notion de corps. Ces visuels n’ont pas été créés en lien avec les textes proposés, mais suscitent un dialogue entre mots et images autour de cette thématique.

Urs Lüthi, « Direction Est IX », impression UltraChrome, panneau Alucobond sous Plexiglas, 153 x 116 cm, 2011/2012. — © 2024 ProLitteris Zurich

Épisode précédent : Michel Layaz : « Tentative de rester serein »

 
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