Essayer de surmonter l’anxiété en lisant Kierkegaard sur les amphétamines

Essayer de surmonter l’anxiété en lisant Kierkegaard sur les amphétamines
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Ma mâchoire est dure, mes aisselles suintent. Penché sur mon écran, je stagne. La belle partie de la bibliothèque, celle où les plafonds sont hauts, où les livres sont reliés en cuir et où les étagères sont en bois massif, cette partie de la bibliothèque, je n’y vais plus. Trop de monde et surtout, nous sommes exposés. L’idée qu’un tiers puisse espionner mon écran et découvrir la vérité me pétrifie. Depuis que j’ai pris vitesse, je me cache pour travailler. Je me réfugie à l’étage – 1 de la partie rénovée de la bibliothèque. A gauche de l’ascenseur, sous les néons et les faux plafonds, les tables sont peu fréquentées. C’est le genre d’endroit qu’une bête choisirait pour mourir ou éventuellement donner naissance. Une enclave sans fenêtres ni issues dans laquelle on se sent protégé, même si nous sommes faits comme des rats.

Avant de tomber sur les amphétamines, j’étais l’un des meilleurs élèves de ma classe. J’ai parcouru la matière d’en haut, j’ai rendu mes papiers à temps et mes mots, ceux que j’ai utilisés dans mes mémoires, ont maintenu un lien entre eux et leur écosystème. Il me fallait juste les rassembler pour qu’un sens, quel qu’il soit, émerge. Sous l’amphétamine, ce lien entre le particulier et le général ou, disons, entre l’arbre et la forêt, s’affaiblit. La vision se rétrécit. Elle plonge dans le minuscule et, se fixant sur un détail, le décortique, le retourne et le ressasse sans cesse. Cette capacité ou cette aisance que j’avais autrefois, aujourd’hui je ne saurais pas y revenir.

Les enfants et la honte

Je ne suis pas sûr de vouloir y retourner. Revenir demande du courage, celui d’accepter et de reconnaître que ce qui nous arrive, nous en sommes responsables. Cette vision de la réalité me paraît brutale et trop crue, je la fuis et ce faisant, je me cache. Je me cache parce que j’ai honte.

Les enfants qui commencent à boire, et qui n’ont visiblement aucun contrôle sur la situation, n’ont généralement pas honte. Ils s’enivrent, font le coma, vomissent sur le papier peint et le lendemain, ils sont stupéfaits. On les voit assis sur un muret, près d’une aire de jeux ou d’un skatepark, se racontant gaiement les épreuves de la veille. Les litres de tequila et les binches qu’ils ont avalés en un temps record, le voisin qui a crié, les flics qui sont arrivés, une machine qui a giflé quelque chose, quelque chose qui s’est endormi dans le Noctambus et toutes ces choses qui nous semblent si merveilleuses au début et qui deviennent par la suite si tragiques qu’on n’en parle plus. Plus jamais, même envers vous-même.

On arrête d’en parler quand on se rend compte qu’on n’a plus la maîtrise de cette perte de contrôle que l’on souhaitait. C’est elle qui nous tient. Ne sachant plus comment se débarrasser de son influence, on la maudit et c’est ainsi que se déroule une guerre entre soi et soi. Cette guerre, qui n’existe pas chez les animaux, s’appelle la honte. Elle serait apparemment à l’origine de ce qui nous discipline, nous structure et qui, dans certains cas, nous asphyxie.

Mon désespoir s’approfondit

À bout de souffle, je réécris encore et encore des phrases qui se ressemblent et dont le sens s’effrite au fil du temps. Hier pourtant, je me suis juré de terminer cette thèse sur la notion de désespoir chez Søren Kierkegaard. Plus j’y pense, plus mon propre désespoir s’approfondit. Une rotation terrestre plus tard, je suis toujours l’intro. En dehors du jeu, j’attends que quelque chose se passe, qu’une inspiration me sauve – que quelqu’un meure ou que l’université brûle. Je refuse de croire que ce qui m’arrive est réel et surtout que ce qui m’arrive est la conséquence directe des amphétamines.

  • L’efficacité des stimulants suit une courbe en cloche, m’expliquait Daniele Zullino, chef du service d’addictologie aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), 20 ans plus tard. Un dosage approprié peut améliorer la concentration chez certaines personnes, y compris celles souffrant d’un trouble déficitaire de l’attention (TDAH), mais si le dosage est trop élevé ou si les consommateurs ne souffrent pas de TDAH, le risque est qu’ils surexcitent leur attention. Ils penseront ou écriront trop vite, ce qui aura logiquement un impact négatif sur la qualité de leur travail.

Écrire trop vite est l’étape avant la paralysie. Juste avant que le canal entre la pensée et les mots ne se dissocie, le toxicomane déborde. Ses logos, les idées qu’il matérialise à travers des verbes et des mots, sont en surchauffe. Il en fait trop, s’exprime avec excès et, se tortillant comme un poisson pris dans un filet, il piétine. Le canal se bouche, le cerveau capitule, mais l’ambition de dire et de faire persiste.

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Mon amie Georgia, qui prend plus d’amphétamines qu’elle ne le souhaite, est particulièrement sensible et intolérante à ce piétinement. Par exemple, elle prétend reconnaître des textes écrits sous l’influence de la vitesse.

Peu importe comment et par quels moyens les gens produisent ou ne produisent pas. Mais pour la Géorgie, c’est important. Ce qui l’agace le plus, dit-elle, c’est le manque de considération et de retenue qui anime ceux qui, sous vitesse ou drogués en général, s’imaginent soudain détenir un discours qui mérite d’être exprimé et partagé.

 
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