Au Japon, les enlèvements parentaux sont une tragédie tolérée par les autorités locales. Bien que le pays soit signataire de la Convention de La Haye, qui interdit les déplacements illicites d’enfants, la culture japonaise prime souvent sur la loi. Une fois l’enfant enlevé par l’un des deux parents, les tribunaux accordent systématiquement la garde au « parent premier preneur », ignorant les décisions internationales et les droits du parent resté absent.
Ce système est décrit depuis une semaine sur grand écran dans le film « Une pièce manquante », avec Romain Duris. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : plus de 150 000 enfants victimes de ce système. Il efface brutalement le parent dépossédé. Pour Emmanuel de Fournas, un entrepreneur français, c’est le début d’un combat sans fin pour maintenir un lien avec sa fille, Claire, kidnappée en 2014. Face à une justice indifférente et à une culture qui prône l’effacement du parent absent, son Le voyage prend des allures d’épreuve.
Une rencontre et un bébé…
Tout a commencé en 2011. Emmanuel, alors chef d’entreprise vivant en Thaïlande, était en voyage d’affaires au Japon. Il rencontre Rieh, un hôtelier de 35 ans. Malgré la distance, ils entament une relation et se voient deux fois par semaine à Tokyo. Face à la catastrophe nucléaire de Fukushima, ils quittent le pays pour la Thaïlande. C’est dans cet exil qu’elle tombe enceinte, une nouvelle qui les remplit de joie.
De retour au Japon pour annoncer sa grossesse, Emmanuel se retrouve face à la mère de Rieh qui lui impose un ultimatum : « Si tu ne l’épouses pas, tu n’auras aucun droit sur l’enfant. » Emmanuel cède : au Japon, sans mariage, le nom du père n’apparaît pas sur l’acte de naissance, le privant de tout droit parental. En janvier 2012, leur fille Claire est née en Thaïlande. Mais ce bonheur est vite éclipsé. Rieh, en proie à de violentes crises, devient de plus en plus instable.
“Si vous ne l’épousez pas, vous n’aurez aucun droit sur l’enfant”
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« Vous ne nous reverrez plus jamais »
En 2014, après des mois de tensions et d’efforts pour stabiliser leur relation, Emmanuel propose un nouveau départ en France. Il prépare tout : le logement, une école pour Claire, et organise l’envoi de leurs affaires depuis la Thaïlande. Pour finaliser leur installation, Rieh retourne au Japon, avec Claire, pour renouveler son visa. Mais début août, Emmanuel reçoit un message bref et glaçant de Rieh interrompant ses projets : « C’est fini. Claire et moi restons ici. Vous ne nous reverrez plus. »
La lecture de ces quelques mots bouleverse Emmanuel. « J’ai relu le message des dizaines de fois, incapable d’y croire. Au début, je pensais qu’elle bluffait. Mais les jours passaient et ses réponses restaient froides, catégoriques. Elle avait pris sa décision. »
Dévasté mais déterminé, Emmanuel prend immédiatement l’avion pour Tokyo. Là, il espère trouver un compromis mais découvre une réalité bien plus brutale : le système judiciaire local. « Au Japon, le parent qui kidnappe l’enfant gagne tout », lui expliquent les avocats qu’il consulte. “Et essayer de récupérer Claire pourrait me conduire à être accusé de harcèlement ou d’enlèvement.” »
Une lutte contre le système
Pour Emmanuel, ce choc est double : non seulement sa fille lui a été enlevée, mais le système valide et protège cet acte. Claire, âgée de deux ans et demi, vient d’être légalement coupée de son père. Désemparé, le père refuse d’abandonner et entame une bataille juridique. «Je n’avais pas le choix. Claire était tout pour moi. » Il tente, en vain, d’engager un dialogue avec la famille de Rieh.
Avec l’aide d’avocats japonais et français, Emmanuel s’appuie alors sur la Convention de La Haye, qui garantit théoriquement le retour des enfants déplacés illicitement. Mais dans les faits, la culture japonaise prime sur la loi. Dans le même temps, les tribunaux français reconnaissent la garde exclusive et l’autorité parentale sur Claire, mais au Japon, cette décision est ignorée. Là, seule compte la résidence actuelle de l’enfant, Emmanuel fait alors appel de la décision japonaise.
Il finit par kidnapper sa fille
Au bout de quelques jours, Rieh accepte de lui accorder un droit de visite : deux jours par semaine, sous surveillance. «C’était dérisoire, mais c’était tout ce que j’avais. Chaque instant passé avec elle était précieux. » En décembre 2014, Emmanuel profite d’une visite pour enlever Claire, après avoir obtenu un laissez-passer consulaire grâce à la décision française lui accordant la garde. «Quand nous sommes partis, j’ai pleuré. Je pensais l’avoir sauvée. »
Pendant quatre mois, ils vivent des moments précieux. «C’était un immense bonheur. Enfin, je pourrais être son père. » Mais en avril 2015, Rieh a intenté une action en justice en France, s’appuyant sur un jugement du tribunal japonais. La décision d’Emmanuel a été annulée sous la pression du gouvernement japonais, suggérant que le père avait accepté la garde exclusive de Rieh. Emmanuel espère un soutien de la France mais il déchante vite : la justice française ordonne le retour de Claire. « Je savais que ma fille allait me être enlevée, mais rien ne pouvait m’y préparer. »
Deux semaines passent, alors qu’il joue avec Claire dans un parc, tout change. « Elle était sur un toboggan, elle riait. Puis j’ai vu deux hommes en civil s’approcher. J’ai compris tout de suite. » La police oblige Emmanuel à les suivre au commissariat avec Claire, et, à l’intérieur du commissariat, la séparation devient inévitable. « Claire jouait avec des jouets placés dans le bureau. J’ai tout fait pour lui faire croire que c’était un jeu, que tout allait bien. Mais je savais que je ne la reverrais plus. »
« Je savais que ma fille allait m’être enlevée mais rien ne pouvait m’y préparer »
L’embuscade et 23 jours d’enfer carcéral japonais
Quelques semaines après la restitution de Claire, Emmanuel reprend contact avec Rieh via leurs avocats respectifs. Malgré leur conflit, elle accepte de l’autoriser à venir au Japon voir Claire, sous des conditions strictes : il devra déposer son passeport auprès des autorités japonaises et les visites se dérouleront sous surveillance. En mai 2015, il atterrit à Tokyo. Le rendez-vous a lieu dans une petite gare de banlieue. « Les Japonais sont toujours ponctuels. Il était 10 heures, puis 10 heures une minute… J’ai commencé à m’inquiéter. » Il aperçoit alors cinq policiers en civil qui le placent en garde à vue.
La garde à vue d’Emmanuel commence dans des conditions qu’il qualifie d’inhumaines. « J’ai été emmené dans une cellule de six mètres carrés, sans lit ni douche. Il faisait une chaleur étouffante et l’odeur était insupportable. » Les infections commencent à apparaître dès les premiers jours. « Je ne pouvais pas me laver, mes yeux étaient tellement infectés que je ne pouvais pas les ouvrir le matin. »
Tous les deux jours, Emmanuel est emmené, pieds et poings liés, pour des interrogatoires intensifs. « Ils me portaient en laisse, comme un animal. Au tribunal, j’ai dû attendre des heures dans une cage avant de pouvoir répondre aux accusations. » Rieh, de son côté, intensifie la pression et impose des conditions draconiennes à toute négociation : Emmanuel doit divorcer, payer la somme de 40 000 euros et rédiger une lettre d’excuses publiques. « Je ne pouvais pas accepter de divorcer. Au Japon, cela aurait effacé mon existence de père. »
Emmanuel, épuisé, menace d’entamer une grève de la faim. Rieh retire sa demande de divorce. Pour sortir de cette situation désespérée, il accepte d’écrire la lettre d’excuses demandée, mais il insère un message caché. «J’ai passé des jours à réfléchir aux mots. Le premier mot de chaque ligne formait un message vertical en anglais : « Je ne m’excuse pas. Ma fille connaîtra la vérité plus tard et vos terribles actions. » Au bout de 23 jours, Emmanuel est libéré.
« Je ne pouvais pas accepter de divorcer. Au Japon, cela aurait effacé mon existence de père. »
Après : une vie brisée, mais un amour intact
De retour en France, Emmanuel tente de se reconstruire, mais plus rien n’est comme avant. « J’ai tout perdu : mon entreprise, ma stabilité, ma confiance en moi. » Pourtant, il s’accroche et parvient à maintenir un lien avec Claire grâce à des appels vidéo réguliers. « Ces moments étaient mon seul réconfort. Mais petit à petit, elle s’est éloignée. Sa mère lui a dit que je ne l’aimais pas, qu’elle m’était indifférente. Elle lui a même appris à raccrocher dès que je l’appelais. »
Face à cette manipulation, Emmanuel prend une décision douloureuse en 2017 : il cesse de verser une pension alimentaire, préférant mettre cet argent sur une assurance vie dédiée à Claire. Un an plus tard, il retourne au Japon avec une équipe « d’Envoyé Spécial » et parvient à localiser l’école de Claire. Un matin, alors qu’elle suivait Rieh et leur fille dans la voiture, la mère s’arrête brusquement. Par la fenêtre, Emmanuel aperçoit Claire. «Je lui ai dit que je l’aimais, que je ne l’avais jamais abandonnée. Elle m’a regardé avec des yeux que je n’oublierai jamais. »
Claire est escortée à l’école par la police tandis qu’Emmanuel reste seul sur le trottoir, impuissant. «C’était la dernière fois que je la voyais. » La voix en larmes, il confie : « Je garde l’espoir qu’un jour, elle cherchera à comprendre, qu’elle voudra connaître la vérité. » Il n’attend que que sa fille ait 18 ans, l’âge de la majorité au Japon. «Je veux qu’elle sache que je n’ai jamais cessé de me battre pour elle, qu’elle est tout pour moi. »