Sean Baker aime incarner des personnages hauts en couleur qui vivent en marge de la société américaine. Tangerine tournait autour des prostituées transgenres à Los Angeles, Le projet Floride campait dans un motel miteux autour d’une mère qui a du mal à joindre les deux bouts, Fusée rouge mettait en vedette un acteur porno qui retourne dans sa petite ville du Texas.
Publié à 1h23
Mis à jour à 7h15
Avec AnoraPalme d’or au dernier Festival de Cannes, le cinéaste indépendant américain s’intéresse une nouvelle fois aux travailleuses du sexe. La vie d’Anora, « Anie », une danseuse au fort accent de Brooklyn, est bouleversée lorsqu’elle rencontre un client, Ivan, un fils à papa d’oligarque russe, très friand de fête, de sexe, de drogue et de jeux vidéo.
Anie, féroce, méchante et méfiante de nature, n’en revient pas de sa chance d’avoir croisé ce garçon extrêmement riche de 21 ans, qui lui propose plusieurs milliers de dollars pour qu’elle puisse passer une semaine – notamment au lit – avec lui. . , lui propose et lui promet un avenir de luxe et d’insouciance.
Si Sean Baker suggère initialement queAnora est un conte de Cendrillon Jolie femmeon comprend vite que ce ne sera pas le cas. Anie (le très convaincant Mikey Madison, l’un des favoris pour l’Oscar de la meilleure actrice) va vite déchanter. Ses beaux-parents préfèrent oublier son existence et son prince russe n’est peut-être pas aussi charmant.
Depuis ses débuts, le cinéaste de 53 ans propose un point de vue singulier sur le mirage du rêve américain et la difficulté pour des personnes marginalisées d’accéder au statut de transfuge de classe dans un pays où la religion officieuse est le capitalisme.
« Je repense à sept de mes huit films et à ces personnages qui aspirent au rêve américain, mais qui n’y ont pas facilement accès parce qu’ils sont en dehors du système », m’explique-t-il en entrevue par visioconférence. « Ce sont des immigrants sans papiers, ou des gens qui ont un gagne-pain ou un mode de vie qui est stigmatisé. »
Dans notre société capitaliste, le rêve américain équivaut désormais à simplement avoir beaucoup d’argent et de possessions. Je m’intéresse aux économies parallèles, que ce soit dans le travail du sexe ou ailleurs.
Sean Baker
Sean Baker dit avoir vu le rêve américain se transformer depuis son enfance, d’une simple quête du bonheur (« Life, Liberty and the pursuit of Happiness », comme le veut la célèbre phrase de la Déclaration d’indépendance américaine) à une volonté d’être le plus riche possible. « Quand j’étais jeune, le rêve américain, c’était avoir une famille nucléaire, un toit et peut-être des enfants qui vont à l’université », dit-il.
La transformation de cet idéal d’une autre époque s’incarne, selon le cinéaste, dans l’appui ostentatoire à la candidature présidentielle de Donald Trump. « Il y a un respect qui est lié à la richesse, que nous voulions l’admettre ou non. Beaucoup de gens disent qu’ils détestent le capitalisme, un sac Gucci ou Louis Vuitton à la main. Pourquoi pensez-vous que tant d’Américains aiment aussi ouvertement Trump ? Qu’il soit milliardaire ou non n’a aucune importance. Il se présente comme un homme riche et il s’achète du respect. L’argent commande le respect. On ne peut pas le nier, quoi qu’on en pense. Le rêve américain est devenu un rêve mondial. »
Le male gaze
Après une entrée en matière sulfureuse où le sexe est omniprésent, Anora se transforme en traque à l’homme (ou plutôt fils à papa), prétexte à une série de péripéties répétitives sur un ton plus burlesque. Consultées par des médias américains, certaines travailleuses du sexe ont salué le réalisme d’Anora, alors que d’autres ont regretté que Sean Baker banalise par l’humour la violence qu’elles subissent et succombe, à l’instar de bien des cinéastes, à une vision fantasmée du « plus vieux métier du monde ».
L’accueil critique fait à Anora a été extrêmement favorable et certains ont estimé que Baker avait réussi le tour de force d’éviter l’objectivation du personnage d’Ani à l’écran. D’autres – j’en suis – en sont moins convaincus. Que pense le cinéaste de la fameuse théorie du regard masculin (male gaze), élaborée il y a 50 ans par la Britannique Laura Mulvey, qui reproche essentiellement à des réalisateurs de projeter les fantasmes masculins sur le corps des femmes qu’ils filment ?
« C’est évidemment quelque chose dont je suis très conscient, et la manière dont je l’aborde dépend du film que je fais, dit-il. Quand j’ai réalisé Starlet [2012]J’ai fait de mon mieux pour supprimer tout regard masculin. Quand il y avait de la nudité féminine, il y avait autant, sinon plus, de nudité masculine. J’ai essayé de le rendre aussi clinique que possible. J’ai supprimé l’érotisme. »
Récemment, Baker, fan de films érotiques des années 70 comme Emmanuellea voulu s’abandonner davantage à ce « regard masculin » perçu par beaucoup comme un point aveugle du cinéma, dominé par les hommes.
«Je voulais me mettre au défi de le faire d’une manière qui serait appropriée. Avec Fusée rouge [2021]parce que le film tombait parfois dans la subjectivité, il était acceptable d’embrasser le regard masculin, même si cela pouvait déranger certaines personnes. J’ai trouvé que c’était plus honnête. Avec le nouveau film, j’emmène déjà le public sur des montagnes russes, à travers des tons différents, et j’ai aussi pensé que ce serait bien de faire ça avec le regard masculin. »
Mikey Madison s’est formée auprès de danseurs professionnels avant le tournage et a elle-même imaginé des chorégraphies pour rendre son personnage le plus crédible possible, explique Sean Baker. Le cinéaste précise qu’il souhaitait que le spectateur perçoive le personnage d’Ani à travers le regard excité d’Ivan et de ses autres clients.
« J’ai lu les réserves de chacun, mais je suis convaincu qu’en abordant certaines scènes du film avec un regard volontairement masculin, en approfondissant la sexualité et la sensualité, on montre au public à quel point Anie est une pro, elle est talentueuse et elle atteint ses objectifs, qui sont d’exciter le regard masculin ! C’est aussi un commentaire sur la façon dont elle est perçue et objectivée. Même si cela peut être inconfortable pour le public et qu’on puisse me le reprocher, je pense qu’il est important d’aborder ces choses de front. »
En salles à Montréal, et dès le 15 novembre ailleurs au Québec