Ce rocher de 423 mètres de haut est un mythe dans le monde de la navigation, à tel point qu’il y a des marins qui l’ont franchi, et d’autres. Qu’est-ce qui fait sa légende ?
Patrick Benoiton : Sa légende vient du XIXème siècle. C’était l’une des voies maritimes les plus fréquentées au monde, avec de grands voiliers. Son passage de l’Atlantique au Pacifique se faisait contre le vent et le courant, et les bateaux n’étaient pas faits pour cela. Il leur a fallu des semaines pour parcourir très peu de distance, dans des conditions de vent et de froid incroyables. Cette difficulté extrême l’a rendu légendaire. D’ailleurs, lorsque les gardiens demandaient aux condamnés en Guyane un travail trop pénible, ils répondaient : “Nous ne sommes pas des marins !” La voile était considérée comme plus difficile que la colonie pénitentiaire.
Vous rappelez dans votre livre que certains bateaux ont renoncé à le dépasser après deux mois de tentatives infructueuses…
PB : Oui. Le premier fut le Bounty, en 1788, dont le lieutenant, William Bligh, décida finalement de rejoindre le Pacifique via le cap de Bonne-Espérance et l’océan Indien. Il n’était pas le seul. Plusieurs grands voiliers l’ont fait au XIXe siècle. Ils essayaient de virer de bord contre le vent avec ces bateaux qui n’étaient pas faits pour ça. Ils ont réussi à parcourir des kilomètres, et à un moment donné, de grosses tempêtes – des vents de 50 ou 60 nœuds soit près de 100 km/h – les ont mis en fuite. Ils furent obligés de suivre le vent et perdirent en quelques heures tout ce qu’ils avaient gagné depuis des jours.
Cap Horn, territoire chilien à la pointe sud de l’Amérique
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La réputation du Cap Horn est macabre : vous précisez que depuis le Souci, premier naufrage recensé, en 1578, 800 navires ont été emportés par le fond et que 10 000 marins sont morts. Est-ce à partir de là que ceux qui l’ont passé sont devenus des marins à part ?
PB : Oui. Les marins qui parvenaient à passer le cap avaient une certaine réputation à leur retour au port, à Saint-Malo, à Nantes, ou dans les autres ports du Cap Horn. Ils étaient considérés comme les meilleurs au monde. Il y a également eu plus de naufrages au Cap Horn que dans l’autre grande zone de naufrages, à la pointe des Cornouailles, au sud de l’Angleterre.
En 1905, il y avait encore 53 naufrages au Cap Horn. Puis le lieu est abandonné et devient une histoire purement sportive. Comment s’est déroulée la transition ?
PB : La mise en service du canal de Panama en 1913 a ouvert une voie plus simple et plus rapide aux armateurs. La circulation a complètement disparu. C’est alors que Joshua Slocum, ancien capitaine de trois-mâts regrettant cette époque, part seul sur un bateau de sa conception pour faire le tour du monde. Pris par une tempête alors qu’il traversait le canal de Magellan, il est contraint de se diriger vers le sud, sans passer le cap Horn. Le premier à le faire fut un Norvégien, Hansen. Sans laisser de trace car il a fait naufrage un peu plus au nord. On savait qu’il l’avait dépassé car il s’est arrêté sur l’île de Chiloé. Dès lors, le cap devient un passage de « plaisir » – du terme « plaisir » –, en tout cas un exploit.
Le Cap Horn
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Les skippers du Vendée Globe ont l’avantage de traverser le Cap Horn d’ouest en est, et avec un maximum de luminosité.
PB : Oui, ils le passent dans le « bon » sens, ce qui ne veut pas dire qu’ils ont de bonnes conditions, mais ils ont du portant. Aujourd’hui, au sein de l’Association des Cap Horners, sont considérés comme des Cap Horners ceux qui ont traversé tout le Pacifique ou qui viennent de l’Atlantique avant de passer le Cap Horn. Et au moment où le leader l’adoptera, probablement lundi, c’est l’été dans l’hémisphère sud. Comme juin pour nous.
En revanche, le lieu reste particulier quelles que soient les saisons : la topographie est vraiment délicate. Pour quelles raisons ?
PB : Il y a un énorme changement de fond : en un kilomètre environ, on passe de 3 000 à 4 000 mètres de profondeur à quelques centaines, comme par exemple dans le golfe de Gascogne, près de Capbreton. On passe de 3 000 à 150 mètres en un kilomètre. C’est une véritable montagne sur laquelle la mer monte, et forcément elle s’agrandit. Il y a aussi la houle, qui n’a pas de limite dans le Pacifique. Et puis il y a un courant très fort d’est en ouest dans le passage de Drake. La masse d’eau dans ce passage est équivalente à celles qui se déplacent dans tous les fleuves du monde. C’est énorme.
Quand le - est mauvais, on y trouve des creux de 30 mètres, et cela rappelle les paroles terribles de Gerry Roufs juste avant sa disparition dans la zone, en 1997 : « Les vagues ne sont plus des vagues, elles sont plus hautes que les Alpes. Y a-t-il un autre endroit pour se préparer à ces conditions ?
PB : L’Atlantique Nord, en hiver, est l’un des endroits les plus dangereux en termes de navigation. Il peut faire chaud, on peut y rencontrer une mer grosse. C’est le résultat de ce qu’a fait le centre de formation à la course au large de Port-la-Forêt : en mutualisant les connaissances de chacun, ils ont repoussé les limites de la navigation. Partir d’abord avec 25 nœuds de vent, puis 30 et 35 nœuds.
La connaissance des conditions de mer a progressé depuis la première édition du Vendée Globe, ce n’est plus l’aventure des débuts et les skippers savent à quoi s’attendre aujourd’hui, et comment optimiser leur voyage. Mais le Cap Horn est-il encore un acte de bravoure ?
PB : Ah oui ! Les conditions ont été encore incroyables cette année dans l’Océan Indien. On verra ce que leur réserve le Cap Horn. Aujourd’hui, grâce aux données météorologiques et aux prévisions sur plusieurs jours, les marins peuvent éviter les conditions dramatiques rencontrées par Gerry Roufs en 1997.
Enfin, vous soulignez la population qui vit sur ce territoire de 6 kilomètres sur 2, les aborigènes dont les ancêtres peuplaient les lieux et qui sont malheureusement bien invisibles lorsque les navigateurs doublent le Horn.
PB : Les Yagans sont apparemment là depuis 8 000 ans. Ils ont été complètement absorbés par la société civile européenne. Ils ne sont plus très nombreux mais ils ont leur histoire. Il existe cependant une volonté de conserver cette culture et de cultiver son passé. C’est bien qu’ils aient une bonne place au sein de l’État chilien.