Dans le tourbillon entourant le départ de Chrystia Freeland la semaine dernière, on a peu parlé du fait que l’ancienne numéro deux du gouvernement Trudeau a appris qu’elle perdait son poste… Zoom ! À l’ère du télétravail, est-il devenu la norme d’annoncer des nouvelles dévastatrices par visioconférence ?
Non.
La directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés du Québec, Manon Poirier, est catégorique : congédier quelqu’un – ou même tenir une réunion disciplinaire – par vidéoconférence est une très mauvaise pratique.
« Cela n’arrive pas, sauf circonstances exceptionnelles. Cela n’a aucun sens, malgré la démocratisation de la vidéo. »
Vous ne pouvez pas licencier quelqu’un à distance. C’est une question de compétences relationnelles.
Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés du Québec
Mais cela arrive. Et de plus en plus.
La popularité du télétravail a conduit à cette pratique qui, avouons-le, peut convenir à certains patrons ou entreprises. « C’est malheureusement le cas, poursuit Manon Poirier, car c’est beaucoup moins stressant pour celui qui congédie quelqu’un, et qui raccroche ensuite. »
Ce n’est qu’une question de temps…
Alors l’envoi d’un lien qui fournit des ressources ne remplace pas le support sur place un professionnel qui peut présenter des options et du soutien (le cas échéant) à l’employé qui vient de perdre son poste.
Si elle accepte de condamner la pratique, la professeure Marie-Ève Dufour estime qu’il ne faut pas trop s’étonner de la popularité grandissante de la pratique, le monde du travail ayant beaucoup changé, notamment depuis la pandémie.
On se retrouve moins autour de la machine à café, les liens humains au sein des entreprises ont évolué et sont plus ténus.
«C’est un peu normal qu’on soit ici», affirme cette spécialiste en gestion des ressources humaines de la Faculté des sciences administratives de l’Université Laval.
On embauche par visioconférence, on fait de la téléconsultation, énumère-t-elle. De plus en plus de personnes cherchent à être en ligne. Ce n’était qu’une question de temps avant que nous arrivions aux licenciements.
Marie-Ève Dufour, spécialiste en gestion des ressources humaines
La pratique serait également plus répandue dans les environnements où les employés, permanents et temporaires, travaillent à l’extérieur. On pense par exemple au monde créatif du jeu vidéo, du design ou des effets visuels.
« Ces secteurs utilisaient déjà beaucoup ces technologies [Zoom et autres] avant la COVID pour travailler, échanger et communiquer », appuie Marie-Ève Dufour. Depuis, la pratique s’est répandue. Selon elle, cela peut aussi être une bonne chose, car les employeurs ont pu élargir leurs recrutements à des personnes qui habitent plus loin du bureau.
Marie-Ève Dufour précise également que, même dans ce cas, le processus d’embauche devrait inclure une rencontre en personne. Alors pour le licenciement…
« Décider systématiquement de procéder ainsi à des licenciements, c’est déshumaniser cette étape de la relation de travail qui est très importante. »
Que se passe-t-il après ?
Le principal problème du licenciement en ligne est que l’employeur ne contrôle pas l’environnement de la personne qui reçoit le coup.
« Lorsqu’on annonce à quelqu’un qu’il perd son emploi, qu’il s’agisse d’un licenciement ou d’une mise à pied, il faut avoir la décence de rencontrer la personne. Il y a toutes sortes de réactions au licenciement. Il y a beaucoup d’émotions. Il faut pouvoir voir ce qui se passe après», estime Manon Poirier.
Or, si l’employé éteint sa caméra et se retrouve seul, on n’a aucune idée de ce qui se passe chez lui. Selon Manon Poirier, l’employeur a le devoir de s’assurer que la personne est émotionnellement correcte.
« Il faut faire attention à l’être humain », a déclaré le directeur général de l’Ordre. Il est mis fin à une relation commerciale qui, pour une raison ou une autre, ne convient pas ou n’est plus possible dans le contexte de l’organisation. Il faut avoir un minimum de considération pour les humains. »
L’impact d’un licenciement est important et la manière dont il est effectué peut laisser des conséquences durables. Selon Marie-Ève Dufour, un gestionnaire qui ne prend même pas le temps de rencontrer son employé pour le congédier lui envoie le message qu’il n’est pas important.
Cela peut affecter la perception qu’il aura alors de lui-même. Il peut dire que si les gens ne prennent même pas le temps de le rencontrer, c’est parce qu’il ne vaut pas grand-chose.
Marie-Ève Dufour, spécialiste en gestion des ressources humaines
« L’employeur a une responsabilité », insiste-t-elle, même si les licenciements sont difficiles à faire.
«Et il faut donner des explications», poursuit la professeure Marie-Ève Dufour. Le licenciement d’une personne déterminera une partie de son avenir professionnel. L’expérience que nous accumulons en tant qu’employé nous suivra. »
Cas exceptionnels
Or, que faire dans les cas où le salarié est totalement en télétravail ?
Selon le directeur de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés du Québec, un congédiement doit quand même se faire en personne, pour toutes les raisons évoquées.
Alors oui, ce salarié qui travaille à domicile et reçoit une convocation au bureau le lendemain risque de passer une mauvaise nuit, mais il aura droit au soutien qu’il mérite.
C’est une question de décence et le manager doit avoir le courage de le faire en personne.
Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés du Québec
Les exceptions à la règle sont les employés qui travaillent en dehors du bureau, voire à l’étranger, ou les licenciements dans des circonstances extrêmes, comme un cas de fraude, qui nécessitent un licenciement immédiat.
Filmez votre licenciement
Preuve que cette façon de faire est de plus en plus répandue, on a vu depuis un an se multiplier sur TikTok des vidéos de salariés filmant leur licenciement en ligne.
C’est une très mauvaise idée, selon Marie-Ève Dufour, qui invoque le devoir de loyauté qui lie le salarié envers l’employeur.
De même, les ex-salariés qui s’épanchent plus ou moins subtilement sur les réseaux sociaux à propos de l’entreprise pour laquelle ils ont travaillé commettent une erreur, selon elle.
En revanche, un salarié qui estime que son licenciement n’a pas été effectué dans les règles de l’art doit en informer la direction de l’entreprise. Car la pratique vient parfois d’un mauvais manager.
« Cela ne veut pas dire que c’est une pratique organisationnelle, ajoute Marie-Ève Dufour.
De plus, souligne-t-elle, les entreprises devraient organiser des « entretiens de sortie » lorsqu’un employé quitte l’entreprise, afin d’obtenir des commentaires sur ses propres performances. « Une belle occasion de sensibiliser à la qualité des pratiques. »
Il est donc primordial de réussir sa sortie, tant pour le salarié que pour l’employeur.
Un exemple à ne pas suivre
En décembre 2021, le président de la société de courtage américaine Better.com annonçait 900 salariés en Zoom qu’ils perdaient leur emploi. “Si vous participez à cet appel, vous faites partie du groupe malchanceux qui sera licencié”, a déclaré Vishal Garg, qui a précisé avec le même manque de considération : “Votre emploi ici prend fin immédiatement. »
Le grand patron a dû s’excuser la semaine suivante, évoquant néanmoins la complexité de procéder à des licenciements avec des gens éparpillés un peu partout – et qui avaient en outre été embauchés par visioconférence…
Regarder la vidéo (en anglais)