« Avec le quantique, le monde change d’échelle »

« Avec le quantique, le monde change d’échelle »
« Avec le quantique, le monde change d’échelle »

LA TRIBUNE – Quantique et IA seront les deux technologies à maîtriser qui seront indispensables pour rester dans la course aux grandes puissances. Les technologies quantiques sont-elles vraiment une révolution ?
PATRICE CAÏN – Avec le quantique, le monde va complètement changer d’échelle. Pour Thales par exemple, cette technologie permettra d’améliorer d’un facteur 100, 1 000 ou 10 000 les performances de nos capteurs, qui font partie de nos produits phares. Dans nos métiers, le quantique va bien au-delà des améliorations habituelles. Aujourd’hui, les constructeurs ambitionnent d’augmenter les performances de leurs produits de 10 à 30 % d’une génération à l’autre. Il est actuellement inimaginable de viser une amélioration à 100 %. Grâce à la technologie quantique, les performances de nos radars et sonars, qui mesurent les ondes électromagnétiques et acoustiques, pourraient être multipliées par 1 000. Oui, c’est une vraie révolution.

Est-ce également le cas de l’IA ?
Si je prends l’exemple d’une IRM, l’IA est déjà très utile : elle va analyser toutes les données enregistrées par l’IRM afin de détecter une éventuelle anomalie, aider à la diagnostiquer et proposer le meilleur traitement pour la guérir. Mais qu’apportera la technologie quantique dans ce cas ? Il permettra de détecter des anomalies qui ne sont pas détectables aujourd’hui et donc de traiter beaucoup plus tôt une éventuelle maladie. Et ce, en mesurant les variations du rayonnement électromagnétique du corps mille fois plus précisément que les IRM actuelles. Le quantique pourrait donc révolutionner la précision et les performances des IRM.

Les pays qui maîtriseront les premiers les technologies quantiques auront donc un avantage décisif dans la compétition entre États puissances à travers le monde…
C’est très probable. Nous allons entrer dans une époque que nous sommes aujourd’hui loin d’avoir imaginée et comprise. En effet, nous ne connaissons pas encore toutes les opportunités du quantique et nous avons du mal à imaginer un monde où les performances de tous les capteurs seraient 1 000 fois supérieures. En revanche, concernant l’IA, on a déjà une bonne idée des améliorations possibles en termes de rapidité et de performances de traitement des données et de génération de contenus.

Qu’apporte exactement l’IA aux systèmes d’armes développés par Thales ?
Thales est aujourd’hui le numéro un mondial dans le domaine des sonars et des radars. Avec l’IA, Thales cherche à maintenir ou accroître son avance sur la concurrence et à continuer de remporter presque toutes les compétitions mondiales comme nous l’avons fait ces dix dernières années. Nos sonars sont également achetés par la marine américaine. Mon obsession est de développer des capteurs toujours plus performants. Nous avons la même démarche pour l’autre grande catégorie de nos produits où nous injectons de l’IA : les systèmes d’aide à la décision, comme les systèmes C2 (commandement et contrôle d’un théâtre d’opérations). L’IA est un facteur de différenciation qui augmente la performance de nos produits et systèmes et augmente nos chances de remporter les futurs appels d’offres.

Pourriez-vous nous donner d’autres exemples concrets ?
Le pod Talios, qui équipera les Rafale de Dassault Aviation au standard F4 à partir de 2026, est un exemple concret de l’utilisation de l’IA dans un capteur par Thales. Ce programme est également une combinaison d’IA et d’un processeur neuronal. Nous sommes en effet allés plus loin en développant ce processeur dédié aux environnements les plus contraints et exigeants, notamment l’optimisation de la puissance de calcul avec la consommation électrique la plus faible possible. Dans la Marine, l’avion de patrouille maritime (appelé ATL2) est un autre exemple, où l’IA offre une puissante combinaison entre les performances de notre radar et son système d’exploitation couplé au C2 de l’avion.

Comment ?
Dans ce cas, l’IA permet par exemple de classer les bateaux selon leur taille, et de corréler cette classification avec le système d’identification automatique des navires (appelé AIS, Aeronautical Information Services). Un bateau d’une certaine taille et n’émettant pas de signal AIS suscitera évidemment des doutes que la marine devra résoudre. Dans cet exemple, l’IA fait incontestablement gagner un temps précieux aux marins lors de l’analyse et de la prise de décision. C’est un véritable gain opérationnel.

« L’IA n’aura pas d’avenir à long terme si nous ne pouvons pas la protéger
cybermenaces »

L’IA est-elle à l’abri des cyberattaques ?
L’IA soulève évidemment des questions sur sa vulnérabilité. Il peut également faire l’objet d’attaques ciblées. Nous parlons de cyberattaques IA. Pirater l’IA est possible, comme l’ont montré les hackers éthiques de Thales sur ChatGPT. Tout cela pour dire que l’IA n’aura pas d’avenir à long terme si nous ne parvenons pas à la protéger des cybermenaces. Si nous voulons être crédibles et continuer à injecter de l’IA dans nos capteurs ou nos systèmes d’aide à la décision, nous devons nous assurer que les données et les algorithmes ne soient pas corrompus par une attaque de cyberIA. Mais il ne s’agit pas d’attaques dites classiques.

Et les communications quantiques peuvent-elles résister aux cyberattaques ?
Les communications quantiques ne sont pas encore matures. Cependant, il y a déjà eu des démonstrations qui ont fonctionné. C’est ce qu’on appelle l’échange de clé quantique ou QKD (Quantum Key Distribution) : si quelqu’un intercepte la clé dite publique lors d’un échange de données, elle est automatiquement comprise par l’émetteur, qui a la possibilité de couper la communication. Une autre possibilité pour avancer vers la notion de secret absolu est l’intrication quantique des particules, autrement dit le phénomène qui relie invisiblement deux particules, quelle que soit la distance qui les sépare. Ce serait révolutionnaire pour le transfert d’informations, tant en termes de rapidité que de sécurité. Mais nous n’en sommes pas encore au stade industriel.

Mais alors pourquoi parle-t-on déjà de cryptologie post-quantique ?
Cette nouvelle génération de cryptologie doit être capable de résister aux futures attaques des ordinateurs quantiques, attendues d’ici une dizaine d’années. Grâce aux algorithmes de chiffrement actuels (type RSA), les supercalculateurs les plus puissants mettent aujourd’hui beaucoup trop de temps à déchiffrer efficacement les communications ou les données (10 ans, 100 ans, 1 000 ans, etc.). ). C’est pourquoi le cryptage actuel est considéré comme inviolable. Mais compte tenu de sa puissance extraordinaire, le futur ordinateur quantique sera capable de casser en quelques secondes les algorithmes de chiffrement actuels. Selon ce raisonnement, les données chiffrées seront vulnérables avec l’avènement de l’ordinateur quantique. Il est donc temps de penser à vous protéger de cette menace future…

Cela signifie-t-il que les pays stockent déjà des données cryptées volées en attendant l’arrivée du quantum ?
En effet, les experts sont convaincus que certains États ont commencé ces dernières années à stocker les données qu’ils ont interceptées, récupérées, exfiltrées ou volées. Bien qu’ils soient aujourd’hui cryptés et donc inutilisables, ces Etats font le pari qu’ils pourront les déchiffrer dans quelques années grâce aux ordinateurs quantiques. Pour protéger les données de grande valeur, les cryptologues ont donc travaillé à la conception d’algorithmes de chiffrement résistants aux futures attaques des ordinateurs quantiques. Ils ont conçu des algorithmes dont la complexité est telle que même un ordinateur quantique ne pourra pas casser ces algorithmes de chiffrement de nouvelle génération dans un délai raisonnable. On parle alors d’algorithmes post-quantiques, capables de résister à l’avènement des ordinateurs quantiques.

Mais comment en être sûr ?
Il y a un juge de paix, il s’appelle NIST, c’est un National Institute of Standards and Technology, qui est une agence du Département du Commerce des États-Unis. Cet institut a lancé il y a trois ans un appel à candidatures demandant de soumettre des algorithmes post-quantiques. Et il a commencé à qualifier ces nouveaux types d’algorithmes de potentiellement résistants aux attaques quantiques, notamment celui fourni par Thales dans le cadre d’un consortium.

Faut-il avoir peur des technologies comme l’IA dans le domaine militaire, et même au-delà, dans notre vie quotidienne ?
Il y a des questions légitimes sur l’IA. Notamment des questions éthiques sur l’usage de technologies comme l’IA qui peuvent poser de réels problèmes. Il ne faut cependant pas négliger certaines réalités techniques sur ce que l’IA peut faire – et ne pas faire –. Ces technologies doivent être réglementées et la responsabilité première incombe aux dirigeants politiques. Mais ce qui est devenu dangereux, ce sont les discours qui ont perdu toute rationalité : ils sont soit dans l’émotion, soit dans le fantasme. Et je pense qu’un groupe technologique comme Thales a le devoir de s’exprimer sur ces questions de science, de technologie et de progrès qui façonneront notre avenir.

Pourquoi cette prise de conscience ?
Ces dernières années, nous avons assisté à une méfiance croissante à l’égard de la science et de la technologie. Aujourd’hui, une publication sur un réseau social peut avoir pour certains la même valeur que les paroles d’un prix Nobel. On peut se rassurer en disant que cette méfiance est le fait d’une minorité de la population. Mais cette minorité occupe un espace médiatique important. C’était très frappant à l’époque du Covid. Un certain nombre de contre-vérités, voire d’absurdités, se sont répandues dans l’espace médiatique au sens large. C’est pourquoi je milite pour que nos jeunes aient un minimum de connaissances scientifiques, car la science peut contribuer à la rationalité des débats et des prises de décision. La science repose sur des faits établis, acceptés et démontrés par une communauté de scientifiques eux-mêmes rationnels. Et cette approche scientifique fonde la crédibilité des avancées sociétales censées accompagner le progrès technologique.

 
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