Tintin « gratuitement ». 95 ans après sa création, le héros d’Hergé entre dans le domaine public américain. Il n’est pas seul puisque Popeye d’Elzie Crisler Segar ainsi que des chefs-d’œuvre de la littérature, du cinéma et de la musique datant de 1929 subissent le même sort.
Rien d’anormal dans tout cela : aux Etats-Unis, une œuvre tombe dans le domaine public lorsque sonne ses 95 ans, laissant à chacun le droit de la copier, de la partager ou de l’adapter sans payer de droits d’auteur. ‘auteur.
Tintin chez les Soviétiquesle premier opus des aventures du célèbre reporter, est donc concerné. Cette bande dessinée a en effet été prépubliée sous forme de feuilleton dans Le petit vingtièmele supplément jeunesse du quotidien belge Le vingtième siècledu 10 janvier 1929 au 8 mai 1930.
Une procédure habituelle mais limitée
C’est le Center for Public Domain Studies de la Duke University Law School, en Caroline du Nord (sud-est), qui rend publique chaque année fin décembre la liste des œuvres culturelles transmises à la postérité. Cette année, ça ramène du beau monde puisque, en plus des premières aventures de Popeye et Tintin, on retrouve Le bruit et la fureur de William Faulkner, Adieu aux armes d’Ernest Hemingway, Une chambre à soi par Virginia Woolf, ou la première traduction anglaise de Rien de nouveau en Occident par l’Allemand Erich Maria Note. En 2022, ce dernier roman connaît une troisième adaptation cinématographique avec le film d’Edward Berger.
Côté cinéma, Alfred Hitchcock (Chantagepremier film de chant britannique) et John Ford (La Garde Noirele premier long métrage non muet du réalisateur américain) figurent également dans la liste. Côté chanson et musique, la première version de Chanter sous la pluie d’Ignacio Herbert Brown et Arthur Freed, le Boléro par Ravel et Un Américain à Paris de George Gershwin entrent également dans le domaine public.
C’est la règle. Le principe est que le droit d’auteur a pour but de rémunérer le créateur et non de bénéficier à ses héritiers. à la vie éternelle. À un moment donné, l’œuvre appartient à la société.
Mais en réalité, la durée de 95 ans ne s’applique qu’au territoire américain. Or Georges Remi, dit Hergé, le père de Tintin, était de nationalité belge. Ses héritiers pourront donc continuer à percevoir des droits d’auteur en Europe, par exemple si un producteur décide d’adapter à nouveau les aventures du célèbre reporter au golf pour le cinéma et que le film soit distribué de ce côté du monde. ‘Atlantique.
“Pour les auteurs non américains, la loi locale ne s’applique pas”
“Il y a une différence entre les auteurs américains et non américains”, a expliqué l’avocat Alain Berenboom, spécialiste des droits intellectuels, sur la chaîne publique francophone. RTBF. Pour les auteurs non américains, la loi locale ne s’applique pas. En vertu de la Convention internationale de Berne, précise-t-il, « les œuvres non américaines entrent dans le domaine public 50 ans après la mort de leur auteur ». Depuis la mort d’Hergé en 1983, la quasi-totalité de son œuvre entrera dans le domaine public aux Etats-Unis en 2034, alors qu’en Belgique il faudra attendre 70 ans après sa mort. Tintin entrera donc dans le domaine public belge en 2054, vingt ans après les Etats-Unis. Or, si un film ne peut être diffusé que sans paiement de droits d’auteur aux Etats-Unis, sa distribution devient forcément moins intéressante.
230 millions d’albums et ce n’est pas fini
La Fondation Moulinsart, qui gère l’héritage d’Hergé, peut encore dormir sur ses deux oreilles pendant quelques décennies. Avec 230 millions d’albums vendus à ce jour, plus un à deux millions d’exemplaires chaque année, Tintin est un business en plein essor. Les droits collectés sur les adaptations (dont le film de Steven Spielberg en 2011) et les produits dérivés complètent ce trésor de guerre.
On ne plaisante pas avec le portefeuille de Tintin. Ceux qui tentèrent de monopoliser l’œuvre d’Hergé sans marchandage, que ce soit pour célébrer le maître ou pour en tirer profit, se retrouvèrent devant le tribunal. Les journaux belges se gardent bien de publier la moindre case de l’album d’un journaliste, même à titre informatif, car ils savent qu’elle sera barrée et modifiée. Nick Rodwell, le mari de Fanny Vlaminck, la veuve d’Hergé, ne laisse rien échapper.
« Depuis trois décennies, le Britannique gère d’une main de fer l’héritage artistique et commercial d’Hergé, le génial créateur de Tintin, décédé le 3 mars 1983. Une immense responsabilité, compte tenu du poids de l’auteur belge dans le monde de l’écriture. la bande dessinée, à la fois culturelle et économique…», écrivait en 2022 Le monde. On pourrait aussi lire que la perspective de voir ce monument de la bande dessinée entrer dans le domaine public est forcément mal accueillie à Moulinsart, qui perdrait une grande partie du contrôle exercé aujourd’hui sur l’œuvre d’Hergé, ainsi que des revenus substantiels.
Mais comment faire en sorte qu’en 2053, soit dans un peu moins de trente ans, Tintin ne tombe pas dans le domaine public belge ? Juridiquement, la chose est loin d’être simple, à moins de découvrir de nouvelles planches inédites d’Hergé de 2054. Elles seraient en effet protégées par le droit d’auteur. Mais qu’en est-il du reste du travail ? Faut-il le prolonger, le réinventer, le décliner autrement ?
“Tintin, c’est moi”, dit Hergé
Le problème est que, de son vivant, Hergé a exprimé le souhait que les aventures de Tintin ne continuent pas après sa mort. « Il y a certainement beaucoup de choses que mes collègues peuvent faire sans moi et même bien mieux que moi. Mais faire vivre Tintin, faire vivre Haddock, Tournesol, les Dupondt, tous les autres, je crois que je suis le seul à pouvoir le faire : Tintin, c’est moi, exactement comme disait Flaubert « Madame Bovary, c’est moi. ! ».
Astérix, Blake et Mortimer, Lucky Luke… Les exemples de personnages de bandes dessinées dont la vie aurait dû se terminer avec la mort de leurs auteurs sont légion. Et pourtant, malgré la volonté plus ou moins clairement exprimée par ces derniers, de nouveaux albums ont été publiés faisant appel à d’autres talents. Le capital culturel et économique de ces œuvres, l’attachement du public à leur égard et la volonté de continuer à célébrer les maîtres historiques de la bande dessinée ont fait la différence. Mais où reste la morale si l’auteur a émis de son vivant des réserves quant à la suite de son œuvre ?
Les astuces juridiques ne manquent pas pour concilier l’inconciliable. Tintin est aujourd’hui une marque qui se décline sur des mugs, des t-shirts et via des statuettes, ainsi que sur grand écran. Aux États-Unis, les ayants droit d’Edgar Rice Burroughs, le père de Tarzan, utilisent le droit des marques pour continuer à contrôler le personnage volatile.
Aux États-Unis également, la loi sur la protection de Mickey Mouse, adoptée en 1998, a prolongé de 20 ans la durée de protection du droit d’auteur pour les œuvres protégées par le droit d’auteur. Sous la pression de Disney, elle a permis de reporter l’entrée dans le domaine public des premières œuvres mettant en scène la très célèbre souris.
Alors, tant qu’on y est, pourquoi ne pas changer la loi dans le Flat Country ? Sauver Tintin des griffes de la mondialisation, le maintenir dans sa Belgique natale, sinon par le capital, du moins par l’esprit ? Cela pourrait faire l’objet d’un grand débat parlementaire à l’heure où le monde politique belge se dispute sur le sens du mot « culture », Tonnerre de Brest !