Comment la médecine factuelle s’est imposée

Au fil des escroqueries et des scandales sanitaires survenus depuis le 19e siècle, la question de la preuve en médecine est progressivement devenue centrale. Si la médecine factuelle semble s’être imposée au cours des dernières décennies, les récentes controverses apparues lors de la pandémie de Covid-19 rappellent que ce « gold standard » ne va pas encore toujours de soi…


Comment évaluer l’efficacité d’un traitement médical ? En 1865, le pionnier de la médecine moderne, le médecin, physiologiste et épistémologue français Claude Bernard, se posait déjà la question en ces termes : « comment savoir si c’est le remède ou la nature qui a guéri ? »

Depuis lors, les normes de preuve permettant d’évaluer l’efficacité et la sécurité des traitements médicaux ont considérablement évolué. Une rupture s’est opérée dans les années 1990 avec l’avènement de « la médecine factuelle », en réponse à une réglementation plus stricte des médicaments. Mais de quoi parle-t-on exactement ?

L’émergence d’une législation encadrant les médicaments

Les États-Unis ont été pionniers dans le développement de la réglementation pharmaceutique. C’est pourquoi ils serviront de référence dans cet article.

William Radam et 1890.
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Jusqu’au début du 20e sièclee siècle, il n’y avait aucun contrôle sur la production et la vente des médicaments. En 1886, des remèdes tels que le « Microbe Killer » de William Radam étaient disponibles en vente libre et étaient censés guérir toutes les maladies. Pour promouvoir son produit, Radam a eu recours à un marketing innovant, en plaçant des publicités dans les journaux et en écrivant plusieurs livres. Exploitant l’intérêt pour les microbes suite à la découverte de l’agent de la tuberculose par Robert Koch en 1882, il présente dans « Les microbes et le tueur de microbes » sa théorie d’une origine unique pour toutes les maladies ainsi que les témoignages enthousiastes de ceux qui avaient utilisé son produit. . Le Microbe Killer a connu un grand succès et a été vendu dans le monde entier.

En 1902, une analyse réalisée par le Bureau de chimie du ministère de l’Agriculture dirigé par le chimiste Harvey Washington Wiley a révélé que le Microbe Killer était composé uniquement d’eau, de soufre et d’acide sulfurique dilué.

Les études menées par l’équipe de Wiley, surnommée la « brigade anti-poison », ont également démontré la toxicité de certains conservateurs alimentaires couramment utilisés à l’époque, comme l’acide borique, les borates (sels ou esters de l’acide borique) et le formaldéhyde (formol), ainsi que comme la toxicité de remèdes courants, comme le Calomel et le « Bichlorure de mercure », deux remèdes utilisés contre la syphilis qui contenaient du mercure, un métal lourd aux effets particulièrement délétères sur la santé. Ces études ont souligné l’urgence d’une loi fédérale sur les aliments et les drogues.

Publicités pour « Microbe Killer » de William Radam.
NIH/Wikimédia

Par ailleurs, en 1906, la publication du roman « La Jungle » du journaliste Upton Sinclair, qui dénonçait les pratiques insalubres de l’industrie alimentaire, déclencha un lobbying public en faveur d’une réglementation gouvernementale. C’est cette même année 1906 qui voit l’adoption par le Congrès américain, après plus de 200 rejets en 27 ans, du « Pure Food and Drugs Act » qui interdit définitivement l’étiquetage trompeur des aliments et des médicaments. Elle a conduit à la création de la Food and Drug Administration (FDA), dont les missions sont de garantir la sécurité des aliments et des médicaments, leur étiquetage honnête et précis, ainsi que de poursuivre les fraudes.

En 1937, l’Elixir Sulfanilamide, un antibiotique sulfamide, a provoqué un empoisonnement massif et la mort de plus de 100 personnes aux États-Unis. Le scandale a conduit à l’adoption de la loi fédérale sur les aliments, les médicaments et les cosmétiques en 1938, qui obligeait les fabricants de médicaments à démontrer que le médicament était sans danger pour l’usage humain.

Cependant, cette loi ne permettait pas encore le retrait du marché des nombreux médicaments intrinsèquement dangereux qui existaient déjà et sa capacité à empêcher l’introduction de nouvelles préparations problématiques était limitée. En fait, la FDA ne disposait que de 60 jours pour prouver la dangerosité d’un nouveau médicament et empêcher sa commercialisation. De plus, elle n’avait pas le pouvoir d’imposer de bonnes pratiques de fabrication.

Photographie, prise vers 1972, de Terry Wiles (à droite), souffrant de phocomélie due à la thalidomide, prise par sa mère enceinte.
Wikimédia

Il a fallu une nouvelle tragédie, celle de la thalidomide, pour que la législation soit renforcée. Vendu dans les années 1950 comme sédatif et antinauséeux pour les femmes enceintes, ce médicament était associé à de graves malformations congénitales chez des milliers de nouveau-nés en Europe. Ce drame pousse le Congrès américain à adopter l’amendement Kefauver-Harris en 1962.

Cela exigeait que tout médicament soit évalué avant d’être mis sur le marché et démontre son efficacité et sa sécurité au moyen d’études cliniques rigoureuses.

En Europe, avant la création de l’Union européenne (UE), chaque pays avait sa propre législation. La directive 65/65/CEE du 26 janvier 1965 a introduit des exigences uniformes pour l’enregistrement des médicaments. Mais ce n’est qu’en 1995 que fut créée l’Agence européenne des médicaments (EMA), dont la mission principale est d’autoriser et de contrôler les médicaments dans l’UE.

Médecine factuelle

En 1972, Archibald Leman Cochrane publie un important rapport critique sur les pratiques médicales. Il a démontré les faiblesses des décisions médicales basées sur l’expérience personnelle du médecin, toujours limitée et subjective, et a recommandé de réaliser des essais cliniques contrôlés afin d’évaluer plus objectivement chaque traitement.

Dans un essai contrôlé, l’effet d’un médicament est comparé à celui d’un placebo, une substance « inerte » qui ressemble au médicament mais ne contient aucun ingrédient actif. Un médicament n’est considéré comme efficace que si ses effets positifs sur le patient sont nettement supérieurs à ceux du placebo.

De nombreuses améliorations ont été apportées pour accroître la fiabilité des tests. Dans les essais « randomisés et en double aveugle » (ou « double aveugle »), les participants recevant le placebo ou le médicament sont choisis au hasard, et ni eux ni les chercheurs ne savent quel traitement est administré.

Cette pratique réduit le risque que les attentes des participants ou les biais des chercheurs influencent les résultats de l’étude, dus respectivement à l’effet placebo et au biais de confirmation (la tendance à accorder plus de poids aux informations qui confirment nos convictions qu’à celles qui les infirment).

En conséquence, en 1980, la FDA a exigé que la preuve de l’efficacité d’un médicament soit obtenue à partir d’essais en double aveugle, randomisés et contrôlés par placebo. Ceux-ci sont devenus le « gold standard » (la norme la plus élevée) pour l’évaluation des traitements médicaux.

Il faudra cependant attendre les années 1990, avec la démocratisation de l’informatique et le développement des banques de données accessibles via Internet, pour que la pratique de la médecine factuelle commence à s’imposer. Ceci est défini par l’un de ses pionniers, David L. Sackett, comme « l’utilisation consciencieuse, explicite et judicieuse des meilleures données probantes actuelles pour prendre des décisions concernant les soins aux patients ».

Une pyramide de preuves

La construction d’un consensus médical en médecine factuelle repose sur deux grands principes : l’analyse de toutes les études disponibles dans les bases de données et la priorisation de celles-ci.

Cette hiérarchie est souvent présentée sous la forme d’une pyramide de preuves où les études de suivi de cohortes de plusieurs milliers d’individus au fil du temps et les essais cliniques contrôlés et randomisés ont plus de valeur que les avis d’experts et les simples analyses de cas cliniques.

Schéma de la pyramide de la médecine factuelle.
La pyramide des preuves de la médecine factuelle.
Wikimedia Commons, CC BY

Des méta-analyses, analyses statistiques qui combinent les résultats de plusieurs essais cliniques, complètent le tableau. Ils sont considérés comme la Source de preuves la plus fiable.

L’ONG Cochrane

La nécessité d’organiser toutes les informations concernant la recherche médicale et de les communiquer aux médecins a conduit à l’émergence de l’organisation Cochrane. Organisation non gouvernementale (ONG) à but non lucratif, elle regroupe des dizaines de milliers de bénévoles dans plus de 130 pays et dispose d’un siège à l’Organisation mondiale de la santé.

Cochrane évalue les essais cliniques et les méta-analyses disponibles pour produire des lignes directrices de pratique clinique qu’elle communique ensuite aux médecins. Ses travaux sont publiés dans la bibliothèque Cochrane et sont régulièrement mis à jour.

Présentation de l’organisation Cochrane.

Le consensus médical actuel devrait encore évoluer de manière significative. En effet, selon les normes de la médecine moderne fondée sur des preuves, la plupart des interventions médicales (94 %) ne sont pas étayées par des preuves de haute qualité.

Un changement de paradigme encore mal accepté

Les principes de la médecine factuelle ont fait de la médecine une science. Ils rompent avec la « médecine d’art » pratiquée depuis l’Antiquité, caractérisée par le fait que le choix du traitement reposait en grande partie sur l’expérience personnelle et l’intuition du médecin.

Cependant, ce changement ne fait pas encore l’unanimité. Ainsi, lors de la pandémie du SRAS-CoV-2, on a assisté à de violentes polémiques médiatiques concernant l’hydroxychloroquine et les vaccins contre le Covid-19. La médecine factuelle a été accusée par certains d’être au service de l’industrie pharmaceutique et contraire à l’éthique médicale (cette thèse a notamment été défendue par le microbiologiste Didier Raoult et le sociologue Laurent Mucchielli).

Cependant, comme nous l’avons vu, le développement d’une médecine factuelle n’est pas une conséquence des pressions de l’industrie. Au contraire, ses lobbyistes se sont souvent opposés à la mise en place d’une législation restrictive sur les médicaments, car réaliser des essais cliniques retarde leur commercialisation et représente un coût très important.

Rappelons que le coût moyen pour valider un traitement est estimé à 33 millions de dollars, et que plus de 90 % des traitements médicaux candidats ne parviennent pas à passer par la « vallée de la mort » des essais cliniques dont l’objectif est de démontrer leur innocuité. et leur efficacité.

Certes, la médecine factuelle n’est pas parfaite : elle reste faillible, et suscite toujours des critiques, notamment en raison des risques de conflits d’intérêts dus au financement des essais cliniques par l’industrie.

Pour améliorer sa fiabilité, diverses pistes ont été proposées, par exemple favoriser la publication de résultats négatifs dans des revues scientifiques, ou encore renforcer l’indépendance des universités et des chercheurs grâce à un meilleur financement. En attendant, sous sa forme actuelle, c’est la chose la plus efficace dont nous disposons pour évaluer l’efficacité des traitements médicaux, lutter contre le charlatanisme et réduire les risques de catastrophes sanitaires.

 
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