Quarante-neuf kilomètres de plage tachés de pétrole. Deux cent mille tonnes de sols potentiellement contaminés. Vladimir Poutine a dû se rendre à l’évidence : les côtes de la région touristique de Krasnodar (sud-ouest de la Russie), qui abrite Sotchi, Anapa et Guelendjik, où se trouve l’un des palais bunkers du président, viennent de subir une catastrophe écologique. Le 15 décembre, la catastrophe que beaucoup redoutaient s’est produite en mer Noire, dans le détroit de Kertch. Deux pétroliers russes ont coulé lors d’une tempête : le Volgoneft 212 et le Volgoneft 239, âgés chacun d’une cinquantaine d’années, transportaient plus de 9 000 tonnes de pétrole, dont environ 40 % auraient pu se déverser dans la mer, selon les autorités russes.
Depuis des mois, les capitales occidentales alertent sur le danger que représentent ces bateaux vétustes, utilisés par les Russes pour exporter leur pétrole en échappant au prix plafond (60 dollars le baril) fixé depuis décembre 2022 par une coalition de pays. Les pays occidentaux, le G7+ (les États du G7, l’Union européenne et l’Australie). La Russie aurait investi 10 milliards de dollars dans ces pétroliers clandestins destinés à contourner les sanctions. Des centaines de bâtiments achetés sur les marchés de l’occasion, puis dépouillés de tout lien avec les États du G7+, pour s’affranchir du plafonnement des prix : propriété, gestion, pavillon et surtout assurance. Ils constituent la fameuse « flotte fantôme » de Moscou.
A LIRE AUSSI : « Moscou a choisi la guerre hybride » : en Géorgie, les rues face aux manœuvres des forces pro-russes
« Ces derniers mois, près de 70 % des exportations de pétrole russe ont été transportées par ces pétroliers et ne tombent donc pas sous le prix plafond, rapporte une étude de l’Institut KSE (Kyiv School of Economics) publiée en octobre 2024. Cela comprend près de 90 % du pétrole brut, qui se négocie au-dessus de 60 dollars le baril depuis mi-2023. Une aubaine pour alimenter la machine de guerre de Vladimir Poutine en Ukraine. La marge supplémentaire générée par cette armada de pétroliers obsolètes en dépassant le plafond de 60 dollars représenterait à elle seule 10 milliards de dollars cette année, selon le KSE. Soit 8% du budget de la défense russe en 2025 !
Bombes à retardement écologiques
Malgré l’appellation couramment utilisée de « flotte fantôme », ces navires ne passent pas inaperçus, loin de là. “L’aspect nébuleux de cette flotte clandestine concerne avant tout l’identité des véritables propriétaires”, explique l’économiste Benjamin Hilgenstock, co-auteur du rapport de l’Institut KSE. Par exemple, un navire peut appartenir à une société ad hoc domiciliée aux Îles Marshall, dont la seule adresse est une boîte postale. Vous n’avez donc aucune idée de qui est le véritable propriétaire. Il en va de même pour les entreprises qui gèrent ces bateaux : à la moindre sanction, le navire change de direction. de drapeaux complètement opaques J’ai vu trois fois un pétrolier changer de pavillon : aux îles de Cork, au Honduras et… en Mongolie, un pays qui n’a même pas d’ouverture sur la mer ! Ce qui n’est cependant pas du tout obscur, ce sont les activités de ces navires. Nous savons où ils se trouvent. On parle souvent de ces bateaux désactivant leurs transpondeurs. [NDLR : ces dispositifs électroniques permettant de recevoir la position, la vitesse et le cap des bateaux alentour]mais ils ne peuvent pas le faire pendant tout le voyage. En mer Baltique, par exemple, il serait complètement insensé de supprimer ce système. En mer Noire, qui est une zone de guerre, c’est possible, mais il faut le réactiver à l’approche du détroit du Bosphore. Nous savons donc presque à tout moment où se trouvent ces navires, où ils vont et d’où ils viennent. »
A LIRE AUSSI : Sanctions contre la Russie, le grand contournement : les manigances secrètes des entreprises européennes
D’où les appels de plus en plus pressants à renforcer les contrôles et les sanctions sur ces bateaux, véritables bombes à retardement écologiques. Ironiquement, les côtes russes sont les premières touchées. Mais les pays riverains de la Baltique ne sont pas à l’abri d’une nouvelle marée noire, car la Russie s’appuie toujours sur ses infrastructures de production et d’exportation surplombant cette mer partagée avec les pays baltes et nordiques. Plusieurs incidents ont déjà eu lieu avec ces bateaux vieillissants mais aucun n’a encore eu de conséquences graves : soit le navire était vide lors de la collision, soit il était chargé mais a pu éviter de peu la collision. « Ces pétroliers traversent les eaux de la Baltique plusieurs fois par jour », poursuit Benjamin Hilgenstock. “Une catastrophe majeure n’est qu’une question de temps.”
Cependant, la plupart de ces bateaux ne disposent pas d’assurance ou de couvertures non conformes pour ce type de sinistre. Les États côtiers de la région le savent : si un accident majeur survenait, la facture – lourde – leur reviendrait de facto. Dans une déclaration commune publiée le 16 décembre, tous les États riverains de la Baltique et de la mer du Nord se sont engagés à prendre de nouvelles mesures pour « dissuader la flotte fantôme russe, faire face aux risques qu’elle présente, empêcher les opérations illégales et augmenter les coûts » pour Moscou. Ils demandent notamment à leurs autorités maritimes d’exiger des preuves d’assurance de ces navires… mais aussi de récolter des indices sur d’éventuelles activités malveillantes menées par ces bateaux.
Flotte d’espionnage… et de sabotage
Car certains ne se contenteraient pas de transporter des hydrocarbures. « Aujourd’hui, la marine suédoise rapporte que les navires fantômes dans les eaux de la zone économique exclusive suédoise n’exercent pas seulement leurs activités habituelles : ils sont également équipés d’équipements de communication dont les navires marchands ordinaires n’ont pas besoin, indique la chercheuse Elisabeth Braw dans une note. pour le Center for European Policy Analysis, un groupe de réflexion basé à Washington. “La flotte fantôme russe semble être en même temps une flotte d’espionnage.” Même du sabotage.
En témoigne une série d’actes de malveillance commis en fin d’année sous la mer Baltique, où quatre câbles ont été endommagés, dont le câble électrique EstLink 2 le jour de Noël. La police finlandaise a immédiatement ouvert une enquête pour « sabotage aggravé ». Elle soupçonne l’Eagle S, un pétrolier en provenance d’un port russe, battant pavillon des Îles Cook et soupçonné de faire partie de la « flotte fantôme ». Le bateau, qui transportait de l’essence sans plomb chargée dans un port russe, a été arraisonné et escorté par un patrouilleur finlandais. Dans le même temps, l’OTAN a annoncé le renforcement de sa présence militaire en mer Baltique.
A LIRE AUSSI : Thierry Wolton : « Sous Vladimir Poutine, les espions utilisent les mêmes méthodes que le KGB »
La zone est particulièrement vulnérable, accessible directement depuis les ports de Saint-Pétersbourg et l’enclave russe de Kaliningrad, au nord de la Pologne. Les États voisins sont en alerte. « Les infrastructures maritimes critiques sont l’une de nos priorités en matière de sécurité », nous a déclaré il y a quelques mois Vilmantas Vitkauskas, chef du Centre national de gestion des crises de Lituanie. «Nos services sont conscients des dangers et des capacités des Russes. Nous disposons de drones aériens et sous-marins, de capteurs destinés à détecter les mouvements suspects sous la mer, de plongeurs en alerte. Nous avons également des mesures préventives qui consistent à placer des filets pour sécuriser des endroits précis afin d’arrêter. intrusions avant qu’elles n’atteignent les infrastructures critiques.
Le champ d’action physique des États menacés reste cependant limité, même si cette flotte russe « menace la sécurité et l’environnement, tout en finançant le budget de guerre de la Russie », comme l’a rappelé le 27 décembre le chef de la Fédération de Russie de la diplomatie européenne – et l’ancien Premier ministre estonien – Kaja Kallas. Impossible, par exemple, d’interdire l’entrée de ses eaux à ces navires suspects. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer accorde à tous les bateaux un « droit de passage inoffensif », c’est-à-dire le droit de « naviguer librement dans les mers territoriales ». Sans même parler d’interdiction, l’inspection systématique de ces bateaux ne semble pas – encore – être à l’ordre du jour, afin d’éviter toute escalade. “Si les garde-côtes de ces pays ou d’autres pays s’approchaient des navires prétendument civils et exigeaient d’examiner leur équipement, les gouvernements russe et chinois pourraient interpréter cela comme une provocation et riposter”, souligne Elisabeth Braw.
L’option « Armageddon »
L’Union européenne a cependant pris d’autres mesures contre cette flotte clandestine. En juin 2024, dans sa 14e série de sanctions, relative au pétrole russe, elle a introduit une mesure visant à interdire l’accès aux ports à certains navires russes. “À ce jour, l’UE a inscrit 79 navires sur cette liste, parmi lesquels des pétroliers transportant du pétrole russe et se livrant à des pratiques de transport maritime dangereuses et illégales”, précise le site du Conseil européen. Dans l’arsenal occidental, la liste noire américaine reste la plus efficace, grâce à la menace de sanctions secondaires – que ni l’UE ni le Royaume-Uni ne pratiquent – contre toute raffinerie, pétrolier, négociant en pétrole ou autorité portuaire complice du contournement des sanctions de la part des États-Unis. Russes. “Pour la plupart des acteurs du commerce mondial du pétrole, cela équivaut à une condamnation à mort, car au moins une partie de leurs activités est réalisée en dollars ou affecte d’une manière ou d’une autre le système financier américain”, indique le rapport. l’Institut KSE.
A LIRE AUSSI : Gaz russe : « La fin du contrat de transport via l’Ukraine nous plonge dans l’incertitude »
Reste « l’option Armageddon » : interdire purement et simplement le pétrole russe du marché, seul moyen efficace de couper l’approvisionnement de Moscou et de saper sa capacité à poursuivre sa guerre. “Jusqu’à présent, la réponse des capitales occidentales a été claire : c’est hors de question”, rapporte l’économiste Benjamin Hilgenstock. Toute la stratégie de sanctions occidentales contre le pétrole russe repose en fait sur le maintien des volumes d’exportation afin d’éviter un scénario de crise pétrolière qui entraînerait certes l’effondrement de l’économie russe, mais risquerait d’emporter les économies européennes. “Si nous voulons retirer du marché le pétrole russe, nous devons envisager un accord plus large avec d’autres producteurs qui pourraient fournir une partie du pétrole manquant, comme l’Arabie saoudite”, poursuit l’expert.
On est encore loin du consensus sur ce sujet, d’autant que de nombreux Etats européens achètent encore – et plus que jamais – des produits pétroliers russes via des pays tiers. Les importations de pétrole raffiné en provenance d’Inde ont ainsi atteint des niveaux records en 2023 (+115%), au moment même où les importations de brut russe en provenance de New Delhi doublaient. Or l’une des plus grandes raffineries indiennes, située à Vadinar, est détenue à 49 %… par le géant énergétique russe Rosneft.
.