Entouré de gardes du corps, on voit sur une vidéo le chef des services de renseignement turcs, Ibrahim Kalin, quitter la mosquée des Omeyyades, haut lieu de l’islam, accueilli par une foule nombreuse. Le puissant dignitaire est arrivé à Damas jeudi 12 décembre, juste après la nomination du Premier ministre syrien Mohammed al-Bashir, et quatre jours après la chute de Bachar al-Assad. Prenant tout le monde en avance, la Turquie a été la première capitale à rouvrir son ambassade dans la capitale syrienne, fermée en mars 2012. À quand la visite de son président, Recep Tayyip Erdogan, qui avait promis, à l’époque, qu’il se rendrait en Syrie ? prier dans cette mosquée des Omeyyades, une fois le dictateur syrien déposé ?
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La diplomatie turque, qui entend récolter les fruits de son soutien aux rebelles islamistes de Hayat Tahrir el-Sham (HTC), les nouveaux hommes forts de la Syrie, passe à l’offensive. Elle était également en première ligne, samedi 14 décembre, lors du sommet consacré à la crise syrienne, à Aqaba, qui a accueilli des représentants de la Jordanie, de l’Arabie saoudite, de l’Irak, du Liban, de l’Égypte, des Émirats arabes unis, de Bahreïn et du Qatar, ainsi que leurs homologues turcs et américains, ainsi que l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie. Sans oublier le chef de la diplomatie européenne, l’Estonienne Kaja Kallas, et le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, seul représentant d’un Etat européen.
D’abord prudentes, les chancelleries se bousculent aujourd’hui à Damas. Outre la Turquie, le Qatar a également rouvert son ambassade. De leur côté, les Etats-Unis, puis le Royaume-Uni, ont établi des « contacts diplomatiques » avec HTC, organisation toujours classée terroriste par Londres et Washington. Tout comme l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie, Geir Pedersen, qui a rencontré Abou Mouhammed al-Joulani, le patron du HTC.
« Établir les premiers contacts »
Compliqué, pour l’Europe (qui vient d’envoyer son haut représentant en Syrie) et pour la France, d’exister dans cette équation complexe, où chacun essaie de jouer son rôle. Paris, qui a envoyé lundi une mission diplomatique, une première depuis douze ans, veut néanmoins faire entendre sa voix. Il s’agit d'”établir de premiers contacts” avec les nouvelles autorités, de vérifier si leurs déclarations, “plutôt rassurantes”, trouvent effectivement des suites, et de “mesurer” les besoins humanitaires de la population, a déclaré dimanche Jean-Noël Barrot sur France Inter. La mission, composée de quatre personnes, et à laquelle participera Jean-François Guillaume, envoyé spécial pour la Syrie, sera de courte durée – à peine 24 heures sur place – et n’entrera pas en contact avec les autorités syriennes au plus haut niveau. niveau. , mais à un niveau plus « technique ». Lors de cet état des lieux, les Français visiteront leurs anciens bâtiments diplomatiques, même si la réouverture de l’ambassade n’est, à ce stade, pas à l’ordre du jour.
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Même si elle a salué sans ambiguïté le départ du « boucher de Damas », responsable de centaines de milliers de victimes, la diplomatie française se veut « vigilante » face à plusieurs dangers majeurs pour ses intérêts, dans un moment de grande volatilité. Le premier est lié au terrorisme. Paris craint que des milliers de jihadistes – dont des dizaines de Français – actuellement enfermés dans des prisons et des camps surveillés par des Kurdes dans le nord-est du pays, parviennent à s’échapper si ces derniers sont attaqués par les forces turques (d’où la volonté de travailler localement). sur une solution avec les différents acteurs). Un autre risque est celui d’une résurgence de l’État islamique (EI), toujours présent en Syrie, notamment dans le Sud-Est, grâce à une fragmentation du pays et un affaiblissement de l’État.
Paris craint également les conséquences d’un retour au Liban des combattants du Hezbollah, qui avaient traversé la frontière ces dernières années pour défendre le régime syrien. L’Elysée, qui a travaillé avec les Etats-Unis pour un cessez-le-feu fragile au Pays du Cèdre, veut éviter une déstabilisation de ce pays par les milices chiites libanaises ou par des groupes islamistes sunnites encouragés par le succès du HTC.
Constance française
Dans ce contexte, la France entend jouer un rôle de soutien à l’opposition dans cette transition politique. Son grand atout, contrairement aux autres puissances européennes, est de n’avoir jamais transigé avec Bachar al-Assad depuis le début de la guerre civile il y a douze ans, et d’avoir entretenu des contacts étroits avec l’opposition syrienne, via ses émissaires dans la région, et la société civile. société. « Il faut reconnaître que la diplomatie française, sur ce dossier, a toujours été très cohérente. Depuis 2011, nous avons toujours condamné le régime et ses dérives, contrairement à certains, qui nous poussaient à normaliser nos relations au nom du réalisme : une bonne chose pour nous», rappelle Bertrand Besancenot, ancien ambassadeur au Qatar et en Arabie Saoudite. François Fillon, lorsqu’il était candidat à la présidentielle de 2017, comme Marine Le Pen, avaient appelé à une normalisation des relations avec Bachar ; Jean-Luc Mélenchon a également affiché son soutien.
De plus, même si elle a perdu une grande partie de son influence au Moyen-Orient, la France reste le pays le plus actif diplomatiquement dans la région. Le fait qu’elle soit membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et acteur majeur de l’Union européenne pèse également dans la balance. “Nous avons encore quelques cartes en main : pas de passif avec les nouvelles autorités, un héritage historique (le pays a longtemps été francophile et francophone) et cette position à l’ONU qui peut être précieuse pour Damas”, résume Michel. Duclos, conseiller spécial à l’Institut Montaigne et ancien ambassadeur en Syrie. D’autant que Paris entretient de bonnes relations avec deux pays appelés à jouer un rôle majeur en Syrie : le Qatar, qui se positionne déjà comme un intermédiaire de premier plan, et l’Arabie Saoudite. “Le récent voyage d’Emmanuel Macron à Riyad visait notamment à accélérer la coopération sur des sujets d’intérêt commun, comme la stabilisation du Liban, la lutte contre l’EI ou la solution à deux États dans le conflit israélo-palestinien”, souligne Bertrand Besancenot.
Pour l’instant, Paris fait son chemin. Jean-François Guillaume, récemment nommé envoyé spécial pour la Syrie, connaît bien les pays arabes : conseiller politique à Riyad entre 2007 et 2008 ; en poste à Bagdad de 2012 à 2015, puis à l’ambassade de France à Beyrouth. « Si nous voulons être écoutés par les nouvelles autorités syriennes, il faut leur donner le sentiment que nous nous engageons à leurs côtés – à condition toutefois qu’elles respectent un certain nombre de règles pour avoir le soutien de l’Europe, des pays du Golfe et des pays du Golfe. Etats-Unis », poursuit Bertrand Besancenot. Selon Jean-Noël Barrot, la réunion d’Aqaba, en Jordanie, le 14 décembre, a permis de définir ces conditions : « le respect des minorités », les « droits de l’homme » et « les droits des femmes », ainsi que la « lutte contre Daesh ». et le terrorisme ».
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La France, qui voudrait avancer rapidement vers une transition politique « inclusive », regrette notamment que le nouveau pouvoir à Damas ne soit pour l’instant incarné que par les responsables du HTC qui ont gouverné la région d’Idlib. “Tout l’enjeu sera de réussir à exercer notre influence sur les acteurs régionaux (Émiratis, Qataris, Saoudiens, Turcs, Israéliens, etc.), pour éviter les erreurs commises en Libye, où chacun avait soutenu une faction contre une autre”, souligne-t-il. le diplomate Michel Duclos. Après la chute de Kadhafi, le pays a sombré dans la guerre civile, avec deux clans revendiquant le pouvoir. La France avait un - secrètement soutenu le général Haftar, l’homme fort de l’est du pays, tout en reconnaissant officiellement le gouvernement d’union nationale de Tripoli (reconnu par l’ONU). Une attitude ambiguë qui a mis à mal la crédibilité des autorités françaises dans le pays.
L’objectif, en Syrie, est aussi d’éviter l’effondrement de l’État et de l’armée. « Pour l’instant, le nouveau régime n’a pas l’intention de se débarrasser des dirigeants de l’armée syrienne », observe Bertrand Besancenot. Livrés à eux-mêmes en Libye, les chefs militaires se sont transformés en chefs de guerre.
La France, qui se veut prudente face aux risques de radicalisation du régime, a également condamné la récente incursion de l’armée israélienne dans la « zone tampon » du plateau du Golan, en territoire syrien, lui demandant de retirer ses troupes. Un signal qui ne peut déplaire au nouveau pouvoir syrien. Même si d’autres capitales ont devancé Paris.
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