La démonstration est précise et le constat est cinglant. Le démantèlement de la filiale marchandises du SNCFdécidé par le gouvernement français, est un « punition disproportionnée », « injuste », « brutal » effectué à la suite d’un « calendrier fou ». Et en fin de compte, cela ne résoudra pas le problème qu’il est censé résoudre.
Reporterre a mis la main sur trois expertises confidentielles du cabinet Secafi, remises en septembre 2023, mars 2024 et le 29 octobre aux représentants des 5 000 salariés de la branche Fret SNCF. A travers 350 pages de chiffres et d’analyses, ils proposent une plongée déconcertante dans l’univers ubuesque de l’économie ferroviaire.
Le 1est Janvier 2025, la filiale fret du groupe SNCFqui transportait la moitié des marchandises voyageant sur rails, va disparaître. Ses activités les plus rentables ont été cédées à des sociétés concurrentes ces derniers mois et 40 % de ses actifs (bâtiments, locomotives, etc.) doivent être vendus. Pour remplacer ce qui reste de l’ancien fleuron public, deux nouvelles sociétés sont créées : Hexafret pour exploiter les trains et Technis pour en assurer la maintenance. Ils appartiennent toujours au SNCFmais ne fera plus partie du groupe et pourra être privatisé à 49 % à l’avenir.
C’est le gouvernement français qui a décidé en septembre 2023 de ce changement radical. Officiellement, il s’agit de cajoler la Commission européenne, gardienne d’une concurrence libre et non faussée, qui accuse la France d’avoir indirectement subventionné le fret. SNCFce qui lui donne un avantage sur les entreprises privées. Pour éviter d’avoir à rembourser 5,3 milliards d’euros de subventions indues, qui l’auraient condamné à une faillite certaine, Fret SNCF sera donc dispersé comme un puzzle.
La France se tire une balle dans le pied
Ce « pause sans précédent »conduite « marche forcée »présente de nombreux risques, estiment les experts, qui ont accès dans le cadre de leur mission à l’information comptable du groupe. SNCF.
La première est économique : les vingt-trois lignes proposées à la concurrence sont des trains dits « complet »qui relient par exemple une usine ou un silo à grains à une autre usine ou à un port. Ce sont les plus faciles à gérer. Hexafret, quant à lui, est invité à se concentrer sur des trains constitués de wagons isolés et de marchandises diversifiées, « un marché diffus, complexe à exploiter, volatil et soumis à différents aléas », résument les experts. Cependant, l’hémorragie imposée à l’entreprise publique et au « démutualisation des activités » l’affaiblira et « couper la marge de manœuvre de l’entreprise ». Cela entraînera « un modèle économique plus coûteux » et à « attrition de la circulation »les experts sont alarmés.
Cette prévision à la baisse du nombre de trains en circulation risque d’avoir un effet pervers. Moins de trains signifie une baisse des péages perçus par SNCF Network, le gestionnaire des rails. Et in fine moins de revenus et donc moins de ressources pour entretenir un réseau vieillissant. C’est donc le monde entier du fret ferroviaire qui risque de subir, une nouvelle fois, les déboires qui frappent l’entreprise publique.
Ce sont les patrons d’entreprises privées en concurrence avec les SNCF qui l’ont dit ces derniers mois, comme celui de DBCargo France.
La demande est de retour
Ironiquement, ces mauvaises nouvelles s’accumulent alors que la demande revient. Les entreprises sont de plus en plus pressées de démontrer des actions écologiques concrètes et aspirent à mettre une partie de leurs marchandises dans les trains. Mais le mauvais état du réseau entraîne un manque de fiabilité (annulations, retards…). Alors que « le trafic passagers absorbe la quasi-totalité de la capacité diurne du réseau », les marchandises circulent principalement la nuit, « et subir les nuisances des travaux de maintenance »risque de se multiplier en raison de la vétusté du réseau ferroviaire français, note Secafi. Tous ces éléments ont conduit à une « chute historique » du fret ferroviaire en 2023, selon l’Autorité de régulation des transports (-17 % sur un an).
Plus ironique encore, le rail est en réalité bénéfique pour les finances publiques, estiment les experts après avoir fait chauffer leur calculatrice. Si le fret SNCF n’avait pas été sauvé de la faillite depuis 2007, le report de ses marchandises sur la route aurait provoqué « externalités négatives » bien connues (congestion des villes, accidents, maladies cardiovasculaires causées par la pollution de l’air, etc.). Au total, selon Secafi, ces dommages collatéraux auraient coûté 10 milliards d’euros de dépenses publiques. C’est le double du coût du sauvetage de la compagnie ferroviaire publique.
« La France souffre depuis des décennies d’une absence de politique ferroviaire et industrielle »décide de l’expertise. Elle ne doit pas perdre de vue, insistent-ils, que le SNCF doit être « protégé du « marché stupide et méchant » au vu de son empreinte environnementale, de sa valeur ajoutée nationale, de ses missions d’intérêt général et de service public ».
Le dogme de la concurrence, jusqu’à l’absurdité
Et ce n’est pas fini : « Sans le soutien du public, la pérennité de l’activité serait impossible. », insistent les experts. « Le wagon isolé est déficitaire et ne peut s’inscrire dans une logique concurrentielle que s’il est aidé. » Sans oublier que la situation économique devient morose, notamment dans les zones utilisatrices de fret (automobile, acier, etc.) et que « des aléas climatiques de plus en plus nombreux perturbent la circulation des trains, impactent la production, et donc les revenus ».
Le « plan de discontinuité », selon les propos du gouvernement, cela ne changera donc pas le cœur du problème : le besoin vital de subventions du transporteur. En résumé, « Frette SNCFune entreprise publique, a été sanctionnée pour ne pas avoir été gérée comme une entreprise privée. Et la future entreprise « privée » sera reconnue dans ses missions d’intérêt général à travers un soutien financier public permettant l’équilibre de son activité. »se moquer des experts.
Le plan prévoit finalement 10 % de réduction des effectifs — soit 500 postes supprimés — par transferts de salariés vers la concurrence et démissions. Cela sème la colère et l’incompréhension, d’autant que les cheminots ont fait d’énormes efforts de productivité depuis 2001 et l’ouverture du transport de marchandises à la concurrence des entreprises privées.
Depuis 2009, 7 500 emplois ont été supprimés, soit 63 % des effectifs, soulignent les experts.
Lors d’une enquête réalisée sous forme d’entretiens et à travers un questionnaire distribué aux salariés, le cabinet Secafi a constaté une « sentiment de profonde injustice » parmi les cheminots, renforcés par « attachement très fort » agents à leur travail et par quinze années de réorganisations en cascade qui ont déjà épuisé les troupes. Neuf salariés interrogés sur dix jugent ce projet incompréhensible, y compris auprès des managers.
Face à cela « Paradoxe français »les experts recommandent un moratoire, comme le propose une commission d’enquête parlementaire le 13 décembre 2023. « Assouplir le calendrier nous semble indispensable », ils écrivent, notamment pour « laisser du temps pour un débat rationnel ».
« Une stratégie de rentabilité financière illimitée »
Le ministre des Transports, François Durovray, a écarté cette hypothèse le 28 octobre. « Le fret ferroviaire est crucial pour la transition écologique, [mais] nous n’avons pas d’autre choix que de passer par le processus de discontinuité Fret SNCF »il a déclaré le « lignes rouges » sont selon lui garantis, parmi lesquels « pas de report modal vers la route » et « un plan d’affaires solide » pour Hexafret.
Les quatre syndicats représentatifs des cheminots (CGTQuoi, Sud, CFDT) a appelé d’une seule voix à la grève le 21 novembre contre le « stratégie de dumping social et de rentabilité financière illimitée » du groupe SNCF et son ministère de tutelle. Un deuxième appel à une grève illimitée et renouvelable a été lancé, à partir du 11 décembre.
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