Infatigable. Si son équipe commence à tirer la langue après trois semaines de promotion en province, Claude Lelouch arrive fringant du haut de ses 87 ans pour notre rencontre. Kad Merad arrive quelques minutes plus tard. Dans “Enfin”, il incarne Lino, fils du héros de “La Bonne Année”, filmé en 1973, et un avocat en plein burn-out qui va fuir son quotidien puisqu’il ne sait plus mentir. Lelouch dans le texte.
Acteur et réalisateur ne se quittent jamais et plaisantent comme des enfants pendant la séance photo, riant avec l’appareil photo légendaire d’Un homme et une femme ou avec la chaise de tournage du chef ayant appartenu à Charlie Chaplin. Claude lui a même fait une petite surprise en offrant à Kad l’une des deux trompettes qu’il porte tout au long du film. Dans le bureau du cinéaste, rempli de caméras, d’Oscars, de Golden Globes et de sa Palme d’Or, la complicité entre les deux hommes saute aux yeux…
Paris Match. Votre rencontre pourrait presque faire partie d’un film de Claude, c’est tellement inattendu et drôle, non ?
Kad Merad. C’est clair ! Je montais dans un train pour revenir de Bourgogne à Paris lorsque j’ai aperçu par hasard Valérie Perrin, l’épouse de Claude, arriver dans le même wagon. Elle a failli rater ce train ! Nous nous étions déjà rencontrés mais nous ne nous connaissions pas vraiment. Je vais la saluer, nous parlerons. Moi qui suis plutôt timide dans la vie, j’ai fini par lui confier ce que je n’aurais jamais osé dire à Claude, que je rêverais de tourner un jour avec lui. J’ai grandi avec ses films, ils me donnaient envie d’être acteur, je rêvais de regarder Lino Ventura ou Jean-Louis Trintignant.
Claude Lelouch. A cette époque, je faisais le casting d'”Enfin”, je voyais tous les acteurs place de Paris, sans retrouver mon Lino, ce qui m’arrive rarement. Valérie m’appelle et me raconte sa rencontre. Et là, le déclic est immédiat. C’était évident, Kad était celui que je cherchais. Il coche toutes les cases. Parce que c’est un rôle très complexe. Il nous fallait un musicien, un homme qui se met en quatre pour être séduisant, qui puisse être aussi clair que sombre, voire parfois dérangeant. Tout cela s’est passé très vite. Un mois plus tard, nous avons commencé le tournage.
KM Vous n’avez pas beaucoup de rôles comme celui-là dans votre vie. Cette fameuse rencontre entre un acteur et un personnage n’arrive que trois ou quatre fois dans une carrière.
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Lino Ventura est un acteur que j’adorais. Comme beaucoup de Français, je l’ai regardé à la télé dimanche soir en rêvant
Kad Merad
Jouer le fils du personnage de Lino Ventura dans « The Happy New Year », est-ce intimidant ?
KM Non, ça m’a encore plus énervé. Parce que Lino Ventura est un acteur que j’adorais. Comme beaucoup de Français, je l’ai regardé à la télé dimanche soir en rêvant.
CL Sandrine Bonnaire, qui incarne ta sœur, te dit à un moment donné : “Tu ressembles à un papa avec moins de cheveux !” [Il rit.]
Claude, pourquoi ce clin d’œil à « La Bonne Année » ?
CL Il y a certains de mes films qui ont laissé un peu plus d’impact que d’autres. Quand je fais “The Happy New Year”, j’explique à Lino Ventura qu’il vient de quitter le groupe d’amis de “Adventure is Adventure” [Brel, Maccione, Denner…, NDLR]. Chacun doit entrer dans une phase plus sérieuse de sa vie. Il fait un dernier braquage, trouve l’amour, mais il finit en prison. Pour moi, le Lino de « Enfin », interprété par Kad, a été conçu derrière les barreaux. Et l’enfant dira un jour à son papa : “Je deviendrai avocat pour te sortir de là.” J’adore ces tournants dans nos vies. Quand je me lance dans cette « suite », je dis à Valérie que je vais faire mon dernier film.
Se mettre à la place de quelqu’un d’autre vous oblige à devenir tolérant. Comme un avocat qui doit trouver la faille pour défendre un accusé
Claude Lelouch
Tu le dis à chaque fois, Claude !
CL Oui, mais je suis à un âge où je peux me permettre d’en dire un peu plus. [Il sourit.] Et prends tous les risques. Avec «Enfin», j’avais envie de terminer mes films et de conclure mes histoires et les thèmes qui me tiennent à cœur. Pour ceux qui me supportent depuis soixante ans, c’est comme feuilleter un album de famille. J’ai filmé les amours de ma vie, des hommes et des femmes un peu moins dégoûtants que les autres, qui m’émerveillaient un peu plus que les autres. Qu’il s’agisse d’Yves Montand dans « Vivre pour vivre » ou de Johnny Hallyday dans « Salaud, on t’aime ».
C’est aussi un film sur le mensonge et le sexe. On ne vous connaissait pas de si près…
CL Nous ne remercierons jamais assez les menteurs de ne pas nous dire la vérité. La vérité est essentielle, fondamentale, mais elle fait très, très mal. Alors que mentir est un rêve. Et on ne meurt jamais d’une overdose de rêve… Quand Kad se fait passer pour un curé défroqué, un agresseur ou un réalisateur de films porno, il sait qu’il va tester son vis-à-vis. Se mettre à la place de quelqu’un d’autre vous oblige à devenir tolérant. Comme un avocat qui doit trouver la faille pour défendre un accusé.
KM C’est vrai que le film prend des risques. Mais je ne me suis pas compliqué la vie pour incarner Lino, même si c’est un personnage très complexe. C’est une star du bar qui atteint un point de non-retour. Qui a donné beaucoup de lui pour les autres, qui a vu leurs petites et grandes turpitudes, leurs mensonges. Et qui est sûrement passé à côté d’une vie dont il rêvait secrètement.
CL Kad a apporté plein de petites choses à Lino qui n’étaient pas dans le scénario. J’étais au paradis. J’ai vite compris que l’arrivée de Kad dans le projet était une bénédiction. Quand on a tourné la scène avec le curé défroqué, je l’ai regardé à travers l’objectif de la caméra et je me suis dit : “C’est bien, ça marche à merveille.”
Quand ma mère nous cachait à Nice pour éviter les rafles, elle a choisi le cinéma pour échapper aux Allemands
Claude Lelouch
Claude, la religion est de plus en plus présente dans vos films…
CL Plus on se rapproche de la ligne d’arrivée, plus on devient croyant, et c’est pareil pour tout le monde. Si Dieu existe, autant jouer au jeu. J’ai été témoin de tant de miracles dans ma vie que je serais très ingrat de ne pas être croyant. Ma mère était catholique et mon père juif et j’ai vite compris que le scénario était le même. C’est la mise en scène qui change. Et au nom de cette mise en scène, on s’entretue. Vous pouvez dire n’importe quoi à tout le monde si vous trouvez la bonne façon de le dire.
C’est presque une parabole sur le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Est-ce qu’il vous inquiète ?
CL Je pense avoir vécu des choses fantastiques. Je suis certes un enfant de la guerre mais, même dans ces moments-là, où ma mère nous cachait à Nice pour éviter les rafles, elle choisissait le cinéma pour échapper aux Allemands. J’ai vu le monde progresser de manière incroyable : les premiers congés payés, la libération des femmes, l’évasion devenue possible grâce aux voyages, les outils modernes… En ce sens, c’est une vie incroyable. Mais l’histoire est un éternel commencement. Il suffit de choisir avec soin celui qui a le droit d’appuyer sur le bouton qui peut faire basculer le monde dans le meilleur ou dans l’abîme. C’est vertigineux. Mais il faut avoir confiance dans les êtres humains. Sinon, nous sommes tous morts.
Avec Claude, tout est permis, tout est possible. Il ne faut surtout pas s’étonner ni se poser de questions.
Kad Merad
Kad, vous avez découvert la façon de filmer de Claude, en inventant les dialogues lors des prises, une sorte de cinéma live. Pas trop déstabilisé ?
KM Je viens du monde du sketch, de l’improvisation, des réactions live. Avec Claude, tout est permis, tout est possible. Il ne faut surtout pas être surpris ni se poser de questions. Vous ne devriez pas essayer de vouloir être belle. J’ai adoré travailler comme ça. J’aime être surpris…
CL Et c’est vrai que je me suis toujours plus amusé avec des comédiens confirmés qu’avec des débutants, parce qu’ils veulent vous montrer qu’ils sont des comédiens. Quand on tourne avec Belmondo, Trintignant, Dujardin, ils ont déjà tout fait. Je suis là pour leur faire battre d’autres records.
KM Être acteur, c’est arrêter de faire semblant…
Ce que j’aime dans le cinéma, c’est d’apporter des choses incroyables à mes acteurs.
Claude Lelouch
CL Ce que j’aime dans le cinéma, c’est de faire vivre à mes acteurs des choses incroyables. Il leur suffit d’avoir le talent pour cela. Tu m’aimes bien, on n’a plus rien à prouver, alors on s’est amusé à prendre des risques
KM Claude peut se le permettre. Car à la fin il a toujours la petite phrase qui va vous toucher.
Dans le film, Lino se promène avec une trompette à la main. Comme toujours, la musique tient une place centrale dans le film, cette fois avec Ibrahim Maalouf…
CL La musique est un merveilleux directeur d’acteurs. C’est pourquoi j’enregistre toujours les bandes sonores originales avant mes tournages. Contrairement aux mots, la musique ne fait jamais de mal. On le voit lorsque le personnage de Kad chante avec sa fille.
Même si je pensais déjà au théâtre, c’est vrai que j’ai commencé par la musique
Kad Merad
Ce qu’on sait moins, c’est que Kad est aussi musicien et chanteur…
CL Je l’avais vu aux Restos du coeur. Et puis, quand je l’ai entendu chanter en studio, je lui ai dit qu’il avait la voix d’Yves Montand. Barbara Pravi, qui incarne sa fille, était également bluffée.
KM Même si je pensais déjà au théâtre, c’est vrai que j’ai commencé par la musique. En amateur, mais qui gagnait sa vie en faisant du commerce dans les cafés. Je voulais quitter ma banlieue et devenir artiste. J’étais batteur. Après, je n’ai jamais voulu en faire mon métier. Mais j’aime quand Gaëtan Roussel ou d’autres m’appellent pour me demander si je suis disponible un soir pour venir faire un duo sur scène. Se lancer dans l’aventure d’un album, c’est autre chose. Mais si un vrai projet prenait forme avec un auteur, un compositeur, je ne dirais pas non. Je suis incapable d’écrire et de composer, c’est sûr. Même si j’ai des choses à dire.
Et toi, Claude, tu as encore des choses à dire ?
CL Regarde mon bureau [Il montre le scénario de la suite de “Finalement”, NDLR]. Ce sera un film en trois parties. Si j’ai l’opportunité de réaliser ce 52ème film, alors j’oserai tout. Je dois aussi ça à Kad, il m’a redonné l’envie.
KMIl y a quelques jours, dans un train, entre deux dates de la tournée promotionnelle, Claude a commencé à me filmer, comme d’habitude, de fond en comble, pour cette suite. Claude est le seul réalisateur que je connaisse qui ait une telle passion. Il peut convaincre son équipe d’interrompre leur pause déjeuner pour aller filmer un plan sur le vif, parce que la lumière est belle ou parce qu’il a une idée qui lui vient d’un coup. C’est rare. Et surtout, alors que vous m’aviez dit que ce serait votre dernier film, cela me fait plaisir d’avoir contribué, à ma toute petite échelle, à votre envie de continuer le tournage. Vous n’imaginez pas à quel point j’en suis fier !
« ENFIN » de Claude Lelouch Avec Kad Merad, Sandrine Bonnaire, Françoise Gillard…
A travers ce portrait d’un avocat star en plein burn-out, Lelouch se lance dans un road movie assez jouissif, presque libertaire. Et convoque cette fois certains fantômes de son œuvre, qu’il s’agisse de « La Bonne Année », « Les uns et les tous » ou encore « Itinéraire d’un enfant gâté ». Le cinéaste creuse son éternel sillon sur l’amour, la vie, son cocktail cinématographique et musical en forme de chronique sur l’humain dans ce qu’il a de plus beau et de plus médiocre. Kad Merad donne un boost évident à l’ensemble, tant sa bonhomie cache autant de fissures que de noirceur. Il porte ce film qui ravira les nombreux fans de Lelouch. Indéniablement, un très bon millésime…