Le libraire juif de Mostaganem n’est plus là pour le voir. Il aurait reconnu, en guise de prix Goncourt 2024, cet adolescent qui, dans les années 80, venait braquer ses étagères. Kamel Daoud a grandi à Misra, un village à douze kilomètres de là. Pour lui, le libraire avait instauré un système de consigne, comme pour les bouteilles de lait.
Faire le portrait de cet écrivain que je connais depuis onze ans, c’est explorer son rapport au Livre et aux livres. Il me rappelle Martin Eden, le personnage de Jack London. La découverte de la littérature éveille chez ce « paysan » une vocation d’écrivain et le désir de maîtriser son destin.
A Mesra, éduqué en arabe classique, il fait exception : il parle aussi le français, et surtout, il l’écrit. Cette langue lui a été transmise par son défunt père, Hamidou, gendarme formé à l’école des cadets de l’armée.
Quatorze personnes vivent sous le toit de Daoud. Hamidou soutient toute la tribu. Cet homme silencieux fut le premier de sa famille à acquérir une maison. Son épouse Yamina, toujours en vie, a donné naissance à six enfants dont Kamel est l’aîné.
Sur deux petites étagères, les anciens propriétaires déposaient des romans en français. Certains de ces livres sont incomplets ; Kamel Daoud les reconstituera au fil du temps. Il se plonge dans les aventures des dieux antiques « comme si c’était Paris Match.
La suite après cette annonce
L’écriture lui permet de vivre en apesanteur
A force de plonger la tête dans la littérature, il finit par parler comme un livre. Et on a encore cette impression aujourd’hui quand on l’écoute. Très jeune, il exerce une activité d’écrivain public : on lui demande d’écrire des lettres d’amour.
À l’occasion, il fait également office de traducteur, déchiffrant le dosage des médicaments pour sa mère. Et il lit à une de ses tantes les sous-titres français de films hindous diffusés à la télévision.
Son père changeant régulièrement de mission, Kamel et sa sœur cadette ont été confiés à leurs grands-parents. Il rêve de devenir cosmonaute. En un sens, il a comblé sa vocation : écrire lui permet de vivre en apesanteur.
Son adolescence semble animée par la recherche de sensations fortes. Sa quête emprunte d’abord la voie religieuse. A quatorze ans, il s’immerge dans un islam rigoureux. “C’était du proto-engagement”, explique-t-il : “tu te tournes vers tes proches, tu demandes à ton grand-père de ne pas faire ceci, de ne pas faire cela, tu essaies de convertir tes amis à l’école (…) on évite certaines tentations, on nous imposer une discipline. »
Inspiré d’une ancienne méthode mystique, il place une pierre dans sa bouche pour ne pas se laisser disperser par la parole. « Des choses enfantines », résume-t-il. Pas d’islamisme au sens actuel du terme. »
Les cassettes de prédicateurs égyptiens, diffusées par les Frères musulmans, circulent alors. Cette vague fut suivie d’une autre venue d’Arabie Saoudite : le wahhabisme. L’adolescent ne se laisse pas envahir : « Cette quête religieuse avait à mes yeux un vrai sens philosophique », avoue-t-il. Cela donne d’autant plus de poids à ses positions sur l’islamisme, dont la littérature, la rhétorique et façon de travailler.
La science-fiction lui révèle bientôt qu’il existe « un paradis en dehors de la religion », une nouvelle extase dans sa vie. Il dévore « 2001, l’Odyssée de l’espace », « Un bonheur insupportable » d’Ira Levin, « Hyperion » de Dan Simmons, tout sur Jules Verne. Ces lectures libèrent son imagination.
Aujourd’hui, ce camusien se définit volontiers comme « païen ». Son paradis c’est la terre, les arbres, les fruits, les vignes, la mer. Sa prière : la sieste, qu’il considère comme l’un des beaux-arts. On mesure un homme en guerre. Ou à table. Sa personnalité se dévoile pleinement devant une assiette de sardines de Ghazaouet.
Un marathonien du texte
Un autre livre, « Mémoires d’Hadrien », de Marguerite Yourcenar, nourrit ce panthéisme. Grâce à lui, il s’affranchit de la vision coupable du corps inculquée par les monothéismes. Il sait que dans le Monde arabo-musulman, le corps de la femme reste le « nœud gordien » : « l’incarnation du désir nécessaire » qui la rend « coupable d’un crime terrible : la vie ».
La voix qui devait raconter la guerre civile algérienne des années 90, dans son dernier roman « Houris », ne pouvait être que féminine. L’Aube a survécu à un massacre islamiste. Mais pas ses cordes vocales. C’est ce corps bafoué, nié, que l’écrivain fait revivre par la force de la littérature.
J’ai toujours été fasciné par ce marathonien du texte, à quel point, dans ses mots, il engage sa chair. Il écrit comme on parle sur son lit de mort, comme si c’était la dernière fois, mais debout.
En tant qu’étudiant, il n’avait pas un sou en poche. Rien pour l’hébergement. Et pas assez à manger. A Oran, il frappe à la porte du journal « Détective », spécialisé dans l’actualité. Le rédacteur en chef lui commande un sujet libre pour le mettre à l’épreuve. Il revient avec un article sur la vie quotidienne des homosexuels à la faculté.
Nous l’embauchons. Et en plus, il est autorisé à dormir dans les rédactions. Trois ans plus tard, il rejoint le Quotidien d’Oran, créé en 1994, publication régionale puis nationale, réputée pour son indépendance. Il en devient l’un des éditorialistes vedettes. Sa chronique, en page 3, s’intitule « « Raina Raikoum », ce qui peut se traduire par « Votre avis – notre avis ».
Le ton Daoud se révèle, nerveux, insolent, caustique, foisonnant de métaphores. Ce style s’illustre dans les milliers de chroniques publiées à ce jour dans la presse du monde entier, et chaque semaine, depuis une décennie, dans « Le Point ».
Au Quotidien d’Oran, la guerre civile s’impose soudain sur le chemin de fer du journal, envoyant le reporter sur les champs du massacre. En janvier 1998, il se retrouve dans le village de Had Chekala, où près d’un millier de personnes ont été assassinées dans des conditions indescriptibles par des hommes barbus.
Cette expérience reste « la plus marquante » de sa vie », non seulement à cause de son horreur, mais aussi à cause du défi qu’elle impose à la réalité. » D’ailleurs, les autorités algériennes ont décrété le silence sur ces événements. Quiconque en parle publiquement risque une peine de prison. Pour l’instant, « Houris » n’est pas apparu en Algérie.
Le pouvoir entretient un rapport hémiplégique avec la mémoire. Il pratique l’hypermnésie de la guerre contre la France et impose l’amnésie de la guerre entre Algériens. Kamel Daoud cherche à soulever ces deux chapes de plomb. Depuis sa jeunesse, on lui répète sans cesse combien il doit aux glorieux indépendantistes. Rien ne devrait le détourner du culte des moudjahidines : pas même une guerre civile qui a probablement fait plus de 200 000 morts.
Un quart de siècle plus tard, l’écrivain parvient à briser ce lourd silence avec son roman « Houris » : sur ce passé brisé, il a su composer un récit cohérent et libérateur, qui résonne comme une incantation.
Sa rédactrice chez Gallimard, Karina Hocine, d’origine algérienne, en parle avec émotion : « Le roman de Kamel m’a ramené aux discussions familiales. La décennie noire nous a tous affectés d’une manière ou d’une autre. « Houris » permet enfin de se souvenir de ce drame. Il raconte une histoire intime qui avait juste besoin de remonter à la surface. »
Il a écrit ce roman en écoutant la musique du film « Interstellar » de Hans Zimmer. Alors que la Terre se meurt, les astronautes partent à la recherche d’une nouvelle planète habitable. A-t-il trouvé le sien ?
Depuis longtemps, la figure biblique de Jonas le fascine, qu’il pourrait raconter à l’infini : « Il quitte Ninive, ne veut pas obéir, embarque sur un bateau, tombe dans l’inconscience après avoir été avalé par une baleine. Avant cela, il est rejeté par les marins qui voient en lui une malédiction. Finalement, il retourne à Ninive… qui a été sauvée sans lui. »
La vie de Jonas soulève une grande question : partir ou rester ? Ce père de trois enfants, issus de deux mariages, vit désormais à Paris avec son épouse, professeur de médecine. La nationalité française lui a été accordée en 2020. « J’aime la France et j’aime mon pays ! », tente-t-il d’expliquer à tous ceux qui l’incitent à rejeter la première pour prouver son attachement au second.
Ce n’est pas le moindre dilemme auquel cet « intellectuel du Sud » est confronté. « Au sud de la Méditerranée, on vous demande d’être l’intellectuel de la soumission », résume-t-il. Au Nord, vous êtes appelés à être témoins pour ou contre les affrontements idéologiques franco-français.» Il se bat pour affirmer son « je » et se libérer du « nous ».
Une campagne de diffamation
« Houris » a subi une campagne de diffamation rarement vue dans l’histoire du Goncourt. Son éditeur Gallimard a été exclu du dernier salon du livre d’Alger. L’écrivain est accusé d’être un « cheval de Troie », un « traître ». « Je peux réfléchir sans trahir : c’est tout un travail », rit-il. Sur son nom, on projette tant de fantasmes et de passions.
En Algérie, tout d’abord. “Les critiques dont il souffre ici viennent du fait qu’il n’a jamais été adoubé par les milieux algériens, héréditaires et consanguins, ceux du triangle d’or Hydra-Ben Aknoun-El Biar”, décrypte l’écrivain et journaliste Adlène Meddi, l’une de ses parents. Daoud reste l’homme d’Oranie, berceau du Raï, fenêtre sur l’Espagne, qui l’occupa pendant trois siècles.
« En Europe, je suis une attaque contre le discours d’une certaine gauche », note Kamel Daoud. Ces gens voudraient que je me pose en victime du colonialisme et que je dise que l’islamisme est la religion des opprimés. Eh bien non ! »
En 2016, cette gauche « décoloniale » s’est déchaînée contre lui après deux chroniques qu’il avait écrites dans le « New York Times » et dans « Le Monde » sur les crimes sexuels de masse commis à Cologne, en Allemagne, principalement par des réfugiés. Il a notamment questionné « la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir ».
Beaucoup en Occident le confondent avec le personnage du frère de la victime de Meursault, dans « L’Étranger », qu’il avait imaginé dans son précédent roman, « Meursault, contre-enquête » (2014). “Je ne peux pas jouer à l’Arabe de Camus”, ironise-t-il.
De la même manière, il veille à ce que ses critiques du totalitarisme islamique n’alimentent pas les discours de haine. Son propos va bien au-delà. À l’heure où la fièvre identitaire s’emballe, il porte haut l’étendard de la raison et du libre arbitre.
Cet esprit libéral cultive l’art de la conversation. L’une de ses interlocutrices privilégiées, la rabbine Delphine Horvilleur, en témoigne. Depuis le pogrom du 7 octobre 2023 en Israël, ils se sont beaucoup rapprochés. « Ce jour-là, mon monde s’est effondré », déclare l’auteur de « Qu’est-ce qui ne va pas ? » (Grasset). J’ai perdu des amitiés. Je cherchais mes mots. Mes conversations avec Kamel Daoud m’ont remis sur le chemin de la vie. »
Depuis leur rencontre à Alger en 2017, lors d’un déjeuner officiel, le président de la République, Emmanuel Macron, se passionne pour l’auteur de « Meursault, contre-enquête ». Les deux hommes ont découvert la même passion auprès de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, auteur des célèbres « Fictions », qui écrivait : « J’ai toujours imaginé le paradis comme une sorte de bibliothèque ».
En librairie, le rayon Daoud n’a pas fini de se remplir : le Prix Goncourt ne cessera jamais d’écrire. Cela rappelle le personnage de sa nouvelle « L’Ami d’Athènes », dans son recueil « La Préface du nègre », publié en 2008 par son éditeur en Algérie, Barzakh. Sélectionné pour les Jeux Olympiques, ce coureur algérien du 10 000 mètres n’arrête pas sa course après avoir franchi la ligne. «Je me suis souvenu que j’étais allé trop loin pour m’arrêter ici», lui fit dire Daoud. Sa récompense n’est pas l’arrivée, mais « une profonde indépendance, un détachement ». »