“En Algérie, nous regardons la mer comme un mur qu’il faut escalader”

“En Algérie, nous regardons la mer comme un mur qu’il faut escalader”
“En Algérie, nous regardons la mer comme un mur qu’il faut escalader”

Vous avez couvert cette guerre en tant que journaliste. Avez-vous aussi été envahi par le doute ?

Nous sommes tellement par paresse, par humanité aussi, par faiblesse. À un moment donné, on revient à la vie, on essaie de s’oublier. L’héroïne le dit aussi : «L’oubli est une des formes du bonheur« Mais c’est un faux bonheur, qu’on paiera plus tard : quand on oublie une guerre, elle revient par le corps qui tombe malade, qui souffre.

Mais il y a en Algérie une obligation d’oublier…

Oui, il y a une violence qui a été faite à la réalité en disant qu’elle n’existe pas et en sachant qu’il y a par contre une exagération de la mémoire au sujet de la guerre d’indépendance. Il n’y a donc qu’une seule guerre. Et les morts de cette autre guerre ne le sont pas. On ne les appelle pas martyrs. Lorsqu’un musulman est tué par un Occidental, c’est un remake de guerre, de décolonisation, d’injustice, etc. Mais quand il s’agit de massacres contre des musulmans, personne n’en parle. La guerre civile fait partie de cette mémoire honteuse.

Mais cette loi ne vous a-t-elle pas parfois amené à douter de ce que vous avez vu, de ce que vous avez vécu ?

Tous les Algériens prétendent avoir oublié la guerre civile. Parfois, les mots nous manquent. Chaque fois que je vais dans les librairies pour signer, il y a un groupe d’Algériens qui s’approchent vers la fin, qui me regardent, qui font dédicacer leur livre, et qui se mettent à pleurer en silence. Et je sais pourquoi ils pleurent. Et je sais exactement ce qui leur manque : le langage pour dire les choses. Cette loi qui nous oblige à oublier. Et nous avons un défaut de langage qui fait que nous ne pouvons ni dire ni vraiment oublier. Dans ce roman, mes personnages sont divisés. Ils sont partagés entre le désir d’oublier, la paresse du corps et le désir d’échapper à la mémoire et à l’obligation de raconter, etc.

Et qui sont parfois aussi pris de folie…

Absolument, la mémoire peut devenir débilitante. Borges, qui avait le génie des belles phrases, disait qu’il pouvait se souvenir d’une journée entière, mais cela lui prenait une journée entière. C’est la faute de la mémoire. Elle habite la vie, mais elle ne nous laisse pas vivre.

Cet oubli obligatoire empêche-t-il la réconciliation ?

Complètement, parce que cela empêche la responsabilité. Cela crée l’impunité. Cela mine la réalité. En Algérie, celui qui tue 200 personnes peut marcher dans les rues tandis que celui qui vole un téléphone risque trois ans de prison. Cela remet donc en cause une chose fondamentale : les conséquences des actes. À partir de ce moment, nous avons dynamité la rationalité, la notion de justice et de droit. Nous vivons dans un monde totalement éclaté, qui part dans toutes les directions. Il sera très difficile de restaurer la cohérence du « vivre ensemble » en Algérie.

 
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