Haut de 3,75 mètres, comportant quatre panneaux fixes et vingt volets mobiles, ce polyptyque fut réalisé par Hubert Van Eyck et son petit frère Jan, entre 1424 et 1432. Admirable harmonie, dessin, action, lumière, dans l’exécution (écrit l’historien Jules Michelet) , l’Agneau Mystique est un chef-d’œuvre de l’art occidental. Le cadet Van Eyck, qui perfectionna la technique de la peinture à l’huile, multiplia les détails (jusqu’aux cratères lunaires), et donna de la vivacité aux hommes, bêtes, arbres et fleurs représentés sur ce retable structuré autour du Christ (l’Agneau). Il offre sa vie (symbolisée par son sang) et voit anges, saints, clercs et notables affluer pour l’adorer.
“Pour nous permettre de quitter la Roumanie, le roi Baudouin nous aurait achetés à Ceausescu”
Même dans les mines de sel
Outre sa beauté, l’œuvre n’est pas dénuée de mystères. Dans le ciel qui surplombe la ville, on distingue par exemple des visages humains. Mais de qui ? Lors des restaurations, une deuxième paire d’oreilles fut découverte sur la tête de l’agneau qui aurait supplanté (pourquoi ?) la première au XVIe siècle.
Ce sont aussi les errances incessantes du retable qui marquent les historiens. En 1566, les calvinistes prennent le pouvoir à Gand. Iconoclastes, ces derniers souhaitent détruire l’œuvre de Jan Van Eyck qui a été cachée – au dernier moment – par les catholiques. Deux bons siècles plus tard, à la demande de Joseph II, le bourgmestre de Gand fait enlever les deux tableaux en chêne sur lesquels apparaissent Adam et Ève, trop nus aux yeux de l’empereur. En 1794, les révolutionnaires emportèrent le polyptyque au Louvre, avant que Wellington ne le rapporte en personne à Gand en 1816. De vente en vente, une partie de l’œuvre atterrit alors entre les mains du roi de Prusse Frédéric III, puis à la Bode-Musée à Berlin.
Il y en a tellement que l’Agneau mystique est devenu au fil des siècles le tableau le plus volé, dispersé et transposé au monde. Et ce n’est pas seulement de l’histoire ancienne. Durant la Première Guerre, la Belgique mura ce qui restait de l’œuvre à Gand, puis récupéra en 1918 les panneaux qui se trouvaient à Berlin. Les nazis s’emparent à nouveau de l’œuvre en 1940 et la cachent dans la mine de sel d’Altaussee en Autriche. Menacé d’explosion en 1944, il fut sauvé par le groupe Monuments Hommes créé par le général américain Eisenhower.
En 1862, deux Victor Hugo luttaient contre la peine de mort dans les pages des journaux belges
Un homme avec une barbiche
Mais en 1940, les Allemands n’avaient pas encore mis la main sur l’intégralité du retable. Il manquait – et manquait toujours – un panneau. Le 11 avril 1934 en effet, lors de l’inauguration de la cathédrale Saint-Bavon de Gand, le sacristain Van Volsem découvre que deux panneaux ont été volés – celui représentant les juges d’intégrité et celui illustrant Saint Jean-Baptiste.
La police n’a donc que très peu d’indices auxquels s’accrocher. Le 30 du même mois, l’évêque de Gand reçut cependant par lettre une demande de rançon d’un million de francs belges signée des initiales DUA. Le prélat engage le dialogue, et la célèbre DUA lui envoie alors un ticket de consigne à bagages. de la gare de Bruxelles-Nord. Sur place, le casier remet aux policiers un grand paquet rectangulaire, qui contient le panneau de Saint Jean-Baptiste. DUA n’est donc pas un charlatan. Mais lorsqu’on l’interroge sur l’apparence physique du dépositaire, le préposé a peu de souvenirs : il ne voit qu’un homme d’une cinquantaine d’années avec une barbiche. Presque plus.
Après la livraison du premier tableau, la police a décidé d’aller plus loin et a proposé de payer la rançon via un intermédiaire, à Anvers, le 14 juin, pour récupérer le deuxième tableau. Mais dans l’enveloppe, les autorités n’ont placé que 25 000 francs. Le voleur, furieux, ne rétablit pas l’intégrité des juges et l’enquête s’enlise une nouvelle fois.
-C’est alors que, fin novembre 1934, à Termonde, lors d’un meeting politique, se produisit l’un des faits les plus étranges de l’affaire. Après avoir prononcé son discours, un homme nommé Arsène Goedertier a été victime d’une crise cardiaque. Ancien sacristain, banquier de confiance de Wetteren, il révéla sur son lit de mort qu’il était le seul à savoir où se trouvaient les honnêtes juges. Il prononce les mots «dans mon bureau, clé, placard, dossier, mutualité…», puis meurt dans son dernier souffle et emporte son secret dans la tombe. Dans l’espoir d’en savoir plus, nous recherchons le fameux classeur dans le bureau de Goedertier. On y trouve une enveloppe contenant des copies des treize lettres de demande de rançon, mais pas la moindre trace du tableau…
En 1939, la Justice considère Arsène Goedertier comme le voleur des tableaux, sans avoir le dernier mot en la matière. Comme il se doit, toutes les théories possibles se sont succédées depuis, jusqu’à l’évocation de la présence du tableau dans le caveau mortuaire du roi Albert Ier décédé en février 1934. En 2018, certains évoquaient l’existence d’un petit tunnel sous Rue Kalandeberg, l’artère commerciale de Gand. Mais aucune piste ne s’est avérée concluante. Entre-temps, une commande fut passée à un copiste qui reproduisit le tableau, représentant l’un des juges intègres sous les traits du roi Léopold III. Et dans son roman La Chute, Albert Camus imaginait l’un de ses personnages cachant l’original dans un placard.
Louis Dubuisson, l’étudiant nivellois qui rencontrera Churchill sur les bords du Rhin
L’enquête continue
L’histoire ne s’arrête pas là. Contacté par Le LibreCaroline Dewitte, magistrate au parquet de Gand chargée du dossier des juges d’intégrité depuis 20 ans, confirme qu’une perquisition a de nouveau été effectuée en Flandre orientale en octobre. “Il y avait des indices valablessouligne-t-elle, mais le tableau n’a pas été retrouvé. Le ministère public enquête toujours lorsqu’il reçoit des informations crédibles. Nous ne souhaitons fermer aucune porte, d’une part, parce qu’il s’agit d’un travail important et, d’autre part, pour l’avenir, afin de pouvoir préciser que ce lieu a déjà été vérifié et que le panneau est non, je ne le trouve pas là-bas.
« On a encore l’espoir de le retrouverinsiste-t-elle. Il n’y a aucune preuve suggérant qu’il serait détruit. S’il n’y a donc pas d’enquête active sur le dossier des juges honnêtes au parquet de Gand, la vérification des pistes et indices relayés par des citoyens ou des enquêteurs amateurs occupe environ 5% du temps de travail du magistrat. . “Chaque année, en moyenne, il y a deux ou trois pistes à explorer. Et je ne suis pas seul dans ce cas. Deux policiers de la police fédérale de Gand ont acquis de l’expérience dans cette affaire et travaillent sur ces pistes.»
Le dossier reste toujours bien vivant à Gand. Après de récents rapports sur la perquisition d’octobre, Mme Dewitte a reçu encore de nouvelles informations.
Jan Van Eyck, enquêteur en chef ?
Dans Histoire de l’artson ouvrage de référence, Ernst Hans Gombrich évoque le « une patience infatigable » de Jan Van Eyck, ajoutant détail sur détail pour que sa peinture reflète le monde visible. C’est ce qui distinguera longtemps la peinture flamande de la peinture italienne. Dans la Péninsule, les Brunelleschi et d’autres – qui ne maîtrisent pas encore la peinture à l’huile – témoignent de la réalité non pas à travers des détails, mais à travers des lignes, des perspectives, des cadres scientifiques. Qui sait ? A l’instar du Primitif flamand, c’est sans doute l’accumulation d’indices, d’enquêtes, de détails et de fouilles, et la patience infatigable des magistrats qui remettront, un jour, la police sur le chemin des Juges honnêtes.
La phase finale de la restauration de l’Agneau Mystique