ÉVÉNEMENT – Cet artiste japonais est entre sculpture et performance. Depuis la Biennale de Venise 2015, sa popularité n’a fait que croître. Le 11 décembre, elle sera la première artiste à inaugurer le Grand Palais rénové. Portrait d’une femme forte à l’âme sensible.
Chiharu Shiota est une femme de peu de mots. Femme concentrée plus que femme secrète. Petite voix cannelée, mais réfléchie, très posée, visage sans fard, presque cachée derrière ses grandes lunettes rondes, elle apparaît à l’écran, aussi sage qu’une image que le temps n’intercepte et ne s’arrête que très momentanément. Elle est en Corée ce jour-là, après la Chine. Depuis vingt-huit ans, elle vit et travaille à Berlin. Portée par le succès, elle continue de parcourir le monde au fil de ses expositions. Du PS1 Contemporary Art Center (2003) au K21 Kunstsammlung NRW à Düsseldorf (2014). Du 56e Biennale de Venise en 2015, où elle fait vibrer de rouge le pavillon japonais, à Manifesta 14 Prishtina, la biennale itinérante qui s’est arrêtée au Kosovo en 2022, où elle donne corps aux relations entre les êtres et les genres à travers son tourbillon de fils et de papiers dans le secret du Grand Hammam.
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Fil de discussion. La parole est là, celle de narration et celle de spectacle. Ses installations monumentales tissent des nuages monochromes, rouge sang ou noir fumée, dans lesquels les objets emprisonnés – bateaux de départ, forêt de clés, bagages, lettres données par d’autres, piano brillant, chaise d’enfant, longues robes blanches de fée – racontent une histoire immortelle. , celui de la mémoire, de l’expérience, de la maladie, de la vulnérabilité, de la nostalgie ou du désir. Une histoire universelle qui se déroule depuis la nuit des temps, de la naissance à la mort, du rouge comme le sang du cordon ombilical, qui marque l’arrivée sur terre, au noir de l’au-delà et des fantômes. Ces installations sont comme des dessins 3D qui la placent à mi-chemin entre sculpture et performance. Voyez-la à l’œuvre, avec son agrafeuse qui compose son dessin dans l’espace à toute vitesse comme Shelob, l’araignée géante de Seigneur des Anneaux de Tolkien, est vraiment époustouflant.
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LE MONUMENTAL ET L’INTIME
Chiharu Shiota sera la première artiste à prendre possession du Grand Palais rénové, du 11 décembre 2024 au 19 mars 2025, sorte de préambule d’opéra à la réouverture de l’ensemble de ses galeries en juin 2025. Son exposition s’intitulera «L’âme tremble» (Les frissons de l’âme) et proposera sept installations à grande échelle couvrant plus de 1 200 mètres carrés.
Mais aussi des sculptures, des photographies, des dessins, des vidéos performances et des documents d’archives liés à son projet de mise en scène, qui retracera une carrière intense de plus de vingt ans, et présentera au grand public cet émule de Christian Boltanski, Annette Messager et William Kentridge. Chiharu Shiota, 52 ans, a acquis au fil du temps une cote d’amour exponentielle (elle a participé à plus de 300 expositions, de 1993 à 2021), soutenue depuis quinze ans par son galeriste parisien, Daniel Templon, et attestée par cette exposition historique, co -organisé par le GrandPalaisRmn et le Mori Art Museum de Tokyo. Sa directrice, Mami Kataoka, est la commissaire de l’événement parisien.
Comment concilier le monumental et l’intime ? « J’adore le Grand Palais, c’est tellement beau ! C’est ce qu’ont remarqué tous ceux qui sont venus aux Jeux Olympiques de Paris cet été. Je suis venu voir les lieux, mais je n’ai pas pu obtenir de billets pour les compétitions. Et de toute façon, j’avais beaucoup à faire. J’ai travaillé. J’aime jouer avec les différences d’échelle et avec l’âme des lieux. J’aime échapper à la logique du « cube blanc » et faire ressentir aux gens ce que dit un lieu »nous raconte, dans un anglais hésitant, cette transfuge qui parle allemand et mariée à un Coréen rencontré à Berlin. Quel sens donne-t-elle au fil conducteur, si présent dans son œuvre ? « C’est le lien avec le destin, mais aussi la couleur du sang. Tout est une question de sang, de nationalité, de famille, de religion, elle résume aujourd’hui. Au Japon, il est d’usage de recevoir le cordon ombilical dans une petite boîte à la naissance de l’enfant. Ma mère a celui qui nous reliait et celui qui la reliait à sa propre mère (…) Normalement, le sang est caché dans le corps. Dans mes premières performances et vidéos, je l’ai montré à l’extérieur. »elle a expliqué à Andrea Jahn dans son petit livre rouge, Une interview avec Chiharu Shiota (Kerber, 2016).
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LE COMPLEXE FEMME ARTISTE
C’est aussi la couleur du drapeau japonais, avec son grand disque rouge au centre représentant le soleil, plus précisément la déesse shinto du soleil Amaterasu. Elle le reconnaît. Que reste-t-il du Japon chez cet artiste international ? « Quand je suis en Allemagne, le Japon me manque. Quand je suis au Japon, l’Allemagne me manque. J’ai l’impression d’avoir deux pays d’origine» dit-elle sans détour. J’aime Berlin parce que c’est la ville des artistes. Je me sens libre là-bas. Au Japon, les gens me demandent encore quel est mon vrai métier, c’est difficile de prendre un artiste au sérieux, ça reste un hobby. Je suis arrivée en Europe en 1996, après avoir découvert le travail de l’artiste polonaise Magdalena Abakanowicz. (1930-2017). Je l’ai rencontrée au Japon lors de son exposition en 1991 au Musée d’art contemporain de la ville d’Hiroshima. C’était une femme forte, malgré son âge. J’étais alors l’assistant d’un artiste, Muraoka Saburo (1928-2013), et elle m’a reçu avec gentillesse »se souvient celle qui a ensuite étudié auprès de la reine de la performance, la Serbe Marina Abramovic à Braunschweig, puis auprès de la femme papillon, Rebecca Horn, à Berlin.
Deux tempéraments de feu et d’acier. « Deux femmes puissantes qui m’ont débarrassé de mon complexe d’être une femme artiste dans une société d’hommes. Avant de les rencontrer, j’étais heureux quand on disait que mon travail était celui d’un homme. Grâce à eux, guidés par leur modèle, ce sentiment a disparu”» avoue celle qui a à son tour tout d’une femme forte. « Marina m’a emmené avec ses élèves dans un château en France pour un stage qui consistait à pratiquer le jeûne pendant une semaine et à apprendre à garder le silence. Nous apprenons à identifier ce qui est important. Ce détachement matériel m’a rappelé la vie des moines au Japon. Rebecca Horn ne nous apprenait pas comment faire Rebecca Horn. Elle nous a laissé libres. J’ai adoré ses œuvres et ses films dans lesquels elle insérait des objets qu’elle avait créés. Je ne fais pas de films, mais mes installations peuvent intégrer des photos parmi d’autres objets. J’aime les films de Hirokazu Kore-eda et les films d’animation japonais. J’ai vu et beaucoup aimé les deux derniers films de Wim Wenders, Anselmesur le peintre Anselm Kiefer, et Des jours parfaits, à propos de l’homme qui travaille à l’entretien des toilettes publiques à Tokyo.
« Le fil conducteur, c’est le lien avec le destin, mais aussi la couleur du sang. Tout est dans le sang… »
Aime-t-elle le temps long que nécessitent ses installations entièrement artisanales (trois semaines de montage pour le Grand Palais) ? “Oui. Comme j’aime quand le public est stupéfait par l’œuvre finie. Qu’il ne peut pas expliquer ce sentiment tout de suite, qu’il doit prendre le temps d’en comprendre le sens.dit celle qui passe des journées en silence dans ses montages, une sorte de performance silencieuse en soi.
« Chiharu Shiota, L’âme tremble », au Grand Palais, du 11 décembre 2024 au 19 mars 2025.
A lire : « Shiota Chiharu, The Soul Trembles », catalogue bilingue japonais/anglais du Mori Art Museum de Tokyo et du Taipei Fine Arts Museum, 2021. Et « Chiharu Shiota, Unter der Haut » (Sous la peau), Hatje Cantz , 2017