« Le pire n’est pas pour demain, il est déjà là »

« Le pire n’est pas pour demain, il est déjà là »
« Le pire n’est pas pour demain, il est déjà là »

L’ampleur des incendies en Californie sonne une nouvelle fois l’alarme sur l’urgence climatique. Pour le philosophe Peter Sloterdijk, une telle situation reflète également la nécessité de repenser l’exploitation actuelle des ressources terrestres.

« L’humanité d’aujourd’hui est un collectif d’incendiaires », assure le philosophe allemand Peter Sloterdijk. Photo Philip Cheung /The New York Times/Redux /REA

Par Vincent Rémy

Publié le 17 janvier 2025 à 16h00

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EEn octobre 2023, en hommage à son ami Bruno Latour (1947-2022), le philosophe allemand Peter Sloterdijk publie une nouvelle dont le titre, à l’époque des incendies californiens, résonne fortement : Les remords de Prométhée. Du don du feu à la destruction mondiale par le feu. L’histoire de l’humanité, considère Sloterdijk, est celle des différents usages du feu. Les énergies fossiles ont changé la donne et menacent la vie sur Terre. Il est donc urgent d’envisager un nouveau pacifisme énergétique.

Quelle a été votre première pensée à propos des incendies de Los Angeles ?
Les prophètes qui annoncent un malheur ne devraient pas vouloir avoir raison. Or, dans notre équipement mental ou sentimental, il y a toujours ce réflexe pervers qui consiste à penser : « Je vous l’avais dit il y a longtemps. » Quand le pire arrive réellement, il faut rétablir la volonté de ne pas avoir eu raison. Nous ne pouvons pas avoir voulu cette catastrophe. Le physicien et penseur allemand Carl Friedrich von Weizsäcker (1912-2007), qui a participé aux recherches atomiques pendant la Seconde Guerre mondiale, a développé dans les années 1970 une pensée sur la responsabilité de la connaissance, évoquant la notion de catastrophe prémonitoire. Pour lui, l’humanité n’apprend pas seulement de manière rationnelle ; une sorte de pédagogie par le désastre est aussi nécessaire, et elle naît de situations critiques, qui sont des alertes. Mais compte tenu de ce qui se passe en Californie, on ne peut plus parler d’alerte, car la catastrophe n’arrive pas demain, elle est déjà là.

Dans votre trilogie de Sphères, vous évoquez notamment une humanité qui fait face auinsécurité existentielle à travers de multiples bulles de protection. Les riches de Los Angeles n’avaient-ils pas l’impression de vivre dans une bulle de richesse ?
Les riches ont certainement le sentiment d’être mieux protégés que le reste du monde. Mais nous sommes nombreux sur Terre à penser que nous serons épargnés. Regardez ce qui se passe en Italie, au pied du Vésuve. Tout le monde sait qu’une éruption majeure se produira dans un avenir proche, mais les travaux se poursuivent autour du volcan. C’est un comportement que Nietzsche a caractérisé dans son travail Humain, trop humain. Les êtres humains ne peuvent pas faire la distinction entre le risque et le danger. En l’absence de danger proche et immédiat, il prend des risques. Le risque implique la probabilité de défaillance ou de dommage, qui peut être évaluée statistiquement. Mais contrairement au danger, il ne peut pas être ressenti et susciter la peur. On prend donc des risques sans voir le danger, et cela nous rend incohérent, frivole…

La Californie, depuis le début, est un fantasme. Nous voulions construire une civilisation à partir de rien, dans un lieu hostile.

Cependant, il n’y a plus d’incertitude sur les catastrophes que nous créons, liées aux déséquilibres climatiques provoqués par l’émission incontrôlée de gaz à effet de serre. Ll’alerte scientifique est mondiale…
Et ça ne change rien, on continue ! Pourquoi cela changerait-il ? Presque toutes les nations de la planète s’orientent vers le modèle de bien-être matériel que l’on retrouve chez les Américains et les Européens. Il n’existe pas de modèle de civilisation de vie modeste. L’orientation vers la richesse, la force, l’exploitation illimitée des ressources de la Terre, l’extraction de combustibles fossiles et de minéraux se poursuivra. Et cela nous expose à un risque immense.

Essentiellement parce que nous persistons, comme vous le rappelez, à brûler les forêts du passé ?
Très peu de gens savent que nous brûlons depuis deux cents ans des forêts souterraines qui ont mis des dizaines de millions d’années à être pétrifiées et liquéfiées sous forme de charbon, de pétrole et de gaz. Ces forêts originelles ont été introduites dans l’industrie ici et maintenant grâce à d’innombrables incendies alimentant des machines. Au XIXe siècle, constatant l’extraordinaire apport d’énergie que le charbon apportait aux machines à vapeur, les contemporains les appelaient « machines à feu ». Un économiste anglais avait calculé que, pour obtenir le même effet avec le bois, il aurait fallu brûler chaque année une superficie de forêt deux fois et demie plus grande que le Royaume-Uni…

Depuis six mille ans, les villes se sont construites autour de l’eau. Pourtant, Los Angeles a été créée dans un désert, l’eau y était amenée par un canal qui asséchait un grand lac…
La Californie, depuis le début, est un fantasme. Nous voulions construire une civilisation à partir de rien, dans un lieu hostile. C’est un peu ce qui s’est passé en Russie à l’époque de Pierre le Grand, lorsqu’il a décidé de construire une capitale sur les rives de la mer Baltique, où il fait sombre la moitié de l’année. Il y a toujours une composante révolutionnaire dans l’action humaine. Contrairement à Saint-Pétersbourg, la Californie a créé une civilisation en solarium, qui se répète aujourd’hui dans les pays du Golfe, où le prince Mohammed ben Salmane d’Arabie saoudite vient d’inaugurer l’île artificielle de Sindalah, premier projet de mégalopole futuriste.

L’apogée de ce que vous appelez les « industries babyloniennes du divertissement » ?
A Berlin, je viens d’emménager et je vis parmi des cartons de livres. Deux ou trois ouvrages d’André Gorz (1923-2007), grand théoricien de l’écologie politique et de la décroissance, sont tombés entre mes mains, notamment ceux où il évoque la société du divertissement et critique très violemment l’influence de la mobilité privée. Il parle d’une vie alternative qui ressemblerait un peu à la vie monastique médiévale, une vie modeste qui pourrait être partagée par tous. Je viens de le trouver dans une librairie d’occasion Les chemins du paradis. L’agonie du capital, qu’il a écrit il y a quarante ans. Il n’y a rien de plus étranger à l’esprit de notre époque que cette idée d’écosocialisme.

Tant que la question du feu, de la combustion en général, ne sera pas résolue, nous n’échapperons pas au risque d’extinction de l’humanité.

Nous ne sommes donc pas entrés dans l’ère des « remords prométhéens » ?
Si ! Le prométhéisme (1) est le vestige d’une ère industrielle qui commença dans le dernier quart du XVIIe siècle, avec la machine à vapeur, ces fameuses « machines à feu », et qui trouva son apogée symbolique dans la tour Eiffel, construite pour célébrer le centenaire. de la Révolution française, qui devait être détruite après l’Exposition universelle de 1889 et qui vient d’être repeinte pour la vingt-cinquième fois. Tout un symbole !

Pour moi, tant que la question du feu, de la combustion en général, née avec la révolution industrielle, ne sera pas résolue, nous n’échapperons pas au risque d’extinction de l’humanité. Vous souvenez-vous du Le tour du monde en quatre-vingts jours, par Jules Verne ? Nous sommes actuellement dans la situation de ce célèbre voyageur, Phileas Fogg, qui propose 60 000 dollars au capitaine Speedy – un Américain, qui ne résiste pas à l’argent… – pour brûler le bois de son bateau à vapeur afin qu’il accélère pour arriver à temps à Londres. C’est une belle métaphore de ce que nous vivons. L’humanité d’aujourd’hui est un collectif de pyromanes. N’oublions pas que l’avant-garde du prolétariat étaient les mineurs de charbon. L’énergie fossile est au cœur du mouvement progressiste, et les dernières grandes grèves ouvrières furent celles des mineurs à l’époque de Margaret Thatcher. Elle a bien compris qu’il fallait tuer l’avant-garde du mouvement ouvrier. Nous avons ensuite tué les typographes. Le premier produisait de l’énergie, le second de l’information. Ces deux avant-gardes ouvrières ont disparu.

Alors… « que faire ? » » – si on veut parodier Lénine lors de son exil en Allemagne ?
Il faut penser à la reconquête des connaissances et à la production d’énergie. Je crois qu’il faut suivre la direction de mon ami Bruno Latour, qui a formulé le postulat d’une classe écologiste montante, d’une avant-garde jeune et engagée. Je ne crois pas aux actions plus violentes préconisées par le militant climatique suédois Andreas Malm. Bien sûr, en , il y a toujours une ambiance assez propice à la révolte, les étincelles volent. Mais dans la plupart des pays européens, cette atmosphère de révolte n’existe pratiquement pas, ou, au pire, elle est canalisée par l’extrême droite, ce qui donne l’impression que la révolution a changé de camp. En ce moment, tout le monde a peur et, dans un climat de peur, il est très difficile de concevoir des idées. Mais nous n’avons pas le choix, nous devons continuer à réfléchir et à agir pour éteindre les incendies.

Les remords de Prométhée. Du don du feu à la destruction mondiale par le feu, éd Payot, 2023, 130 p., 10 €.

 
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