Le vieux Steven se souvient du jeune Spielberg. Un récit d’apprentissage qui s’apparente à un grand autoportrait psychologique d’une violence inquiétante.
Les Fabelmande Steven Spielbergarrive en clair à la télévision ce dimanche sur France 2 (et dès lundi en streaming sur France.TV). Début 2023, D’abord tombé sous le charme de ce travail très personnel du cinéaste. En attendant des nouvelles de son nouveau film OVNInous republions notre longue critique de cette œuvre inoubliable incarnée par Gabriel LaBelle, Michelle Williams, Paul Dano, Seth Rogen…
Les Fabelman commence exactement là où ça se termine Babylone : en 1952, dans un cinéma. Nous n’y jouons pas Chantons sous la pluieplus Sous le plus grand chapiteau du mondeun blockbuster forain de Cecil B. De Mille – l’homme qui, eh bien, a filmé la chute de Babylone à l’apogée du cinéma muet. Le gamin que nous regardons dans le noir s’appelle Sammy, il a cinq ans et juste avant le début de la projection, ses parents lui ont promis qu’il sortirait avec un grand sourire niais sur le visage. Désormais face à ce train qui déraille dans la nuit, et qui laisse s’échapper une partie de la ménagerie contenue dans ses wagons, Sammy se retrouve figé, sans voix, muet, comme une victime qui aurait inexplicablement survécu à un accident. Ce choc, ce premier déraillement, il passera alors une grande partie de sa vie à rejouer, réinterpréter et capter. On le sait très bien, car Sammy Fabelman, cet enfant traumatisé, s’appelle en réalité Steven Spielberg.
Voici une bonne note d’intention : ici, le cinéma ne sera pas observé comme un sujet d’émerveillement (le fameux « Visage de Spielberg ») mais plutôt comme une perturbation. Un poison qui contient aussi, et c’est sa spécificité, son propre antidote. C’est donc en reproduisant, encore et encore, cette scène originale de l’accident de train, à l’aide d’une maquette et d’une caméra Super 8, que le petit Sammy pourra se soigner lui-même de sa blessure initiale. Il ne s’agit donc en aucun cas d’un autoportrait de l’artiste en jeune nerd, trajectoire d’un pop culture boulimique ayant grandi en plein âge d’or de la pop culture, mais au contraire d’un étrange aveu, avec ce qu’il implique de fierté. et la culpabilité, sur le besoin irrépressible de créer des images qui bougent.
C’est l’heure d’aller se coucher et Papa Spielb… oups désolé, Papa Fabelman, un ingénieur doué, qui consacre donc sa vie à faire fonctionner les choses, est exaspéré de voir son fils enregistrer encore et encore le même accident de train. Maman Fabelman a aussi un peu de mal à comprendre, mais pour une fois, son mari semble disposé à discuter un peu avec elle. Elle lui confie alors que sa pratique du piano commence à vraiment lui manquer. « Quand vous jouez Bach, vous ouvrez la main comme ça, et puis vous pouvez étendre une octave et… Vous créez ce petit monde que vous contrôlez et dans lequel vous vous sentez heureux et en sécurité et… » Tiens, Papa Fabelman ronfle… Quand sa femme vient déposer ses lunettes près de son chevet, elle aperçoit alors le petit train qu’il vient de confisquer à son fils et dans un pur moment de théâtralité (et de limpidité spielbergienne) elle s’exclame, seule et à voix haute : “C’est pour cela qu’il veut les faire entrer en collision : lui aussi essaie de contrôler les événements « . La fable nous a-t-elle déjà dévoilé sa morale ?
LES FABELMANS : SPIELBERG A BEAUCOUP PLEURÉ
Tout nous est présenté en un peu moins de dix minutes. Le choc Cecil B. De Mille, le couple qui ne s’écoute plus, elle qui s’ennuie, lui qui déchiffre les équations mieux que ses enfants et le petit Sammy, qui cherche à remettre de l’ordre. Le film suivra le petit jusqu’à ses 16 ans, des petites sœurs apparaîtront, un drôle d’oncle prophétisera son destin, mais il restera constamment ce garçon pris entre son père et sa mère, aimant et bêtement possessif (“tu es le plus comme moi” ils continuent de lui lancer à tour de rôle), des poisons et des antidotes aussi. Pour reprendre le contrôle des événements, il réalisera donc des films, de petit ou moyen format, ” à la maison “ et d’autres “avec des amis”des westerns ainsi que des balades bucoliques. Savoir toujours où cela pourrait le mener : pas à Hollywood, mais hors de la réalité, comme ce jour où il a traversé la frontière devant le plus grand chapiteau du monde et n’est presque jamais revenu.
Récit en mosaïque d’une enfance abîmée, Les Fabelman évoque donc avant tout la quête de l’équilibre. Retrouver une sorte d’harmonie, entre maman et papa, réalité et fiction, ce qui brise et ce qui console. Une équation que Sammy tentera de résoudre à l’aide de différents stratagèmes (allumer son appareil photo, revendre son appareil photo, sortir son appareil photo, etc.) mais qui le ramèneront tous systématiquement à son point de départ : lui et le chaos qui l’entoure. Une limite sera franchie lorsque ses parents lui annonceront leur divorce. Là, le jeune homme verra d’un seul coup d’œil dans le miroir, son double, impassible, filmer la scène. C’est là, au fond, qu’il aimerait être lorsque son monde s’effondrera : dans la position de celui qui dirige. C’est un plan d’une violence inouïe, presque sorti d’un film d’horreur, où Spielberg raconte à la fois l’impasse des grandes pulsions démiurgiques et la manière dont elles peuvent, ne serait-ce qu’un instant, se protéger du chaos ambiant. Cette notion de contrôle, révélée dès le tout début du film, débouche ici sur une part de monstruosité glaçante : c’est l’anti « Spielberg Face » que l’on vient de voir.
Pour enfin raccrocher les wagons de ce train qui n’en finit pas de dérailler, il faudra accepter de lâcher prise. Voir ses parents se quitter, tomber amoureux, se faire larguer au bal de promo, se faire harceler à plusieurs reprises par le tyran raciste du lycée et pourquoi ne pas enfin le comprendre. Et surtout, comme c’est souvent le cas dans la vie, il faudra s’appuyer sur l’expertise de John Ford. Invité vedette de l’épilogue et auteur ici d’une master class aussi express qu’anthologique, il révélera au gamin que le cinéma est avant tout un art du déséquilibre et que seuls les idiots peuvent placer la ligne d’horizon au milieu du cadre. Et s’il fallait vraiment trouver une morale Les Fabelman ce serait probablement ça.
Par Steven Spielberg. Avec Gabriel LaBelle, Michelle Williams, Paul Dano… Durée : 2h31. Bande-annonce:
Les Fabelman : le caméo final raconté par son scénariste