Températures glaciales, combinées à la fermeture d’une source d’approvisionnement clé : les prix de gros du gaz en Europe ont augmenté ces derniers jours. Sur le Title Transfer Facility (TTF), principal marché européen du gaz, le mégawattheure a même dépassé à plusieurs reprises les 50 euros depuis le 31 décembre, son plus haut niveau depuis octobre 2023, contre moins de 30 euros à la même époque l’an dernier. . En cause, outre la vague de froid sur une partie du continent qui pousse la demande à la hausse, l’arrêt au 1er janvier 2025 des livraisons de gaz russe via l’Ukraine vers l’Union européenne (UE), après l’expiration d’un contrat de transit entre les deux nations belligérantes.
Malgré près de trois ans de guerre, le gaz russe avait en effet continué à transiter via un réseau de canalisations sur le territoire ukrainien, et de l’argent devait être versé par le belligérant au pays envahi en guise de redevance de transit. Un commerce unique mais parfaitement légal, l’UE n’ayant jamais imposé de sanctions sur les importations de gaz russe, contrairement au pétrole ou au charbon. Mais le contrat établi en 2019 entre le géant Gazprom et la société ukrainienne Naftogaz arrivant à échéance le 31 décembre 2024, l’Ukraine a été décidée à ne pas signer de nouvel accord, estimant que les pays européens bénéficiaires – Autriche, Italie, Slovaquie – avaient eu le temps de diversifier leurs approvisionnements.
« Événement historique »
Si Vienne et Rome ont accepté la décision ukrainienne, Moscou et Bratislava ont tout fait, jusqu’aux dernières heures de 2024, pour pérenniser l’acheminement de ces 15 milliards de mètres cubes de gaz russe par an vers l’UE. Mais la détermination de Kiev à mettre fin à un transit qui rapportait 6,5 milliards de dollars par an au Kremlin et finançait directement sa guerre contre l’Ukraine les a mis en échec.
Cinquante ans après le début de ce flux entre les gisements de gaz russes et l’Europe via l’Ukraine, Kiev a coupé les canalisations. «C’est un événement historique, » a applaudi le ministre ukrainien de l’Energie, German Galushchenko, dans un communiqué. La Russie perd des marchés, elle subira des pertes financières.» Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a même évoqué le 1er janvier sur X “l’une des plus grandes défaites de Moscou.” Rappelant qu’entre la prise de pouvoir par Vladimir Poutine il y a plus de 25 ans et aujourd’hui, le volume annuel de gaz envoyé en Europe via l’Ukraine est passé de plus de 130 milliards de m³ à “zéro”. “Avec son utilisation de l’énergie comme une arme et le chantage cynique exercé sur ses partenaires, la Russie a perdu l’un des marchés les plus rentables et les plus accessibles géographiquement.” a insisté le président ukrainien.
Lorsque Moscou envahit l’Ukraine en février 2022, l’Europe dépend du gaz russe pour 40 % de ses approvisionnements. Fin 2024, cette proportion était tombée à 15 %, dont environ 5 % via les canalisations ukrainiennes. Le reste, via le gazoduc TurkStream, et par bateau, sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL).
“Chantage”
« Notre tâche commune aujourd’hui est de soutenir la Moldavie pendant la période de transformation énergétique. » a toutefois relevé le président ukrainien. La Transnistrie, approvisionnée en gaz russe par Moscou depuis sa création en 1991, n’a plus accès depuis le 1er janvier aux énergies fossiles qui alimentaient toute son économie, et est exposée à des pénuries d’électricité et de chauffage. La région séparatiste moldave recevait du gaz russe via l’un des gazoducs traversant l’Ukraine. Gazprom aurait pu continuer à l’approvisionner via TurkStream, mais Moscou a choisi d’utiliser cette interruption comme levier pour faire pression sur la Moldavie, qui cherche depuis plusieurs années à échapper à son influence. Le porte-parole du gouvernement moldave a également appelé la Russie à “arrêtez son chantage”.
Dans le même temps, Zelensky a appelé à « surmonter l’hystérie de certains hommes politiques européens qui préfèrent les mafias avec Moscou à une politique énergétique transparente ». Une référence à peine voilée aux discussions menées par le Premier ministre slovaque pro-russe Robert Fico avec le Kremlin. La Slovaquie, très dépendante du gaz de Moscou, était jusqu’ici aussi un pays de transit, rapportant jusqu’à 500 millions d’euros par an. Bratislava avait notamment insisté pour un accord avec l’Azerbaïdjan, qui ne dispose pas de capacités de production suffisantes pour couvrir la demande européenne, mais dispose d’un gazoduc avec la Russie. Bakou aurait ainsi pu acheter des molécules russes avant de les réexporter vers l’UE sous forme de gaz azéri. De « Blanchiment du gaz russe », décrivait Anne-Sophie Corbeau, chercheuse au Center on Global Energy Policy de l’université de Columbia (New York), lors d’un entretien en décembre.
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En 2024, l’UE a reçu environ 50 milliards de m³ de gaz russe par gazoduc et sous forme de GNL – dont 15 milliards de m³ en provenance de Russie via l’Ukraine, “qu’il faudra compenser d’une manière ou d’une autre”, a remarqué Anne-Sophie Corbeau. L’Europe pourrait donc devoir dépendre encore davantage du GNL, en provenance des États-Unis et… de la Russie, qui a exporté des volumes records en 2024 et s’est hissée à la deuxième place du classement des pays qui approvisionnent le plus l’UE. Le GNL reste une option coûteuse pour les pays enclavés d’Europe centrale et orientale qui, en l’absence d’accès aux côtes, doivent payer les frais d’acheminement par voie maritime, de regazéification puis de transit.
L’arrêt des livraisons via l’Ukraine intervient au moment où les pays européens ont déjà puisé massivement dans leurs réservoirs de stockage, davantage que lors des deux hivers précédents. Selon les bases de données publiques, la Croatie, la France et les Pays-Bas sont tombés sous la barre des 60 % d’occupation. Et s’il est peu probable que l’Europe soit à court de gaz cet hiver, il sera plus difficile, et plus coûteux, de reconstituer ces stocks d’ici l’hiver prochain.