Le jour où nous parvenons enfin à la contacter, Martine Eutrope vient de récupérer l’électricité. On lui a dit que l’eau reviendrait le 25 décembre – « Mon cadeau de Noël ! » A 75 ans, cet Azuréen installé à Mayotte depuis douze ans fait preuve d’une énergie et d’un humour étonnants. Deux atouts précieux pour affronter l’ère post-Chido.
Née à Grasse, le Dr Martine Eutrope a longtemps exercé à Nice. Elle devait y rejoindre ses trois enfants et six petits-enfants à Noël. Mais ce médecin généraliste, diplômé en pédiatrie, restait au secours d’une population en extrême souffrance. “Docteur Mamie”, ou « Docteur Coco » pour les Mahorais, sillonne les villages avec un mini camion médical et son engagement sans faille.
Tout d’abord, comment vas-tu ?
Je vais bien. Ma maison est endommagée, mais moins que celle de mes voisins. J’ai été inondé, mais j’ai pu faire les réparations rapidement, je reste donc chez moi. étant marin, je l’ai vécu comme mon Vendée Globe personnel ! J’ai vécu sur mon bateau, j’ai gardé le cap. J’ai aussi fabriqué un sapin de Noël à partir d’un arbre cassé dans le jardin. Il est important de garder l’humour.
Quelle est la situation sur l’île ?
C’est tellement difficile… C’est un désastre. Je suis ici depuis douze ans, je suis amoureux de cette île. Et je ne reconnais plus rien. C’est le chaos.
Pouvez-vous nous décrire ce que vous voyez ?
Il y a des tas d’ordures partout. Des enfants mangent dans des poubelles. De la tôle, des arbres cassés partout, partout, partout. Je n’ai pas vu un endroit intact ! En allant vers le nord, je n’ai vu que des champs de ruines. Je ne pouvais même pas conduire tellement j’étais bouleversée.
Dans quel état d’esprit trouvez-vous les Mahorais ?
Ils ont la capacité de faire face au pire. Mais des familles entières n’ont rien du tout. La maison de ma gouvernante a été entièrement rasée. J’ai vu une femme qui coiffait les cheveux de son bébé, assise par terre dans la rue, l’air complètement vide, ailleurs… Les enfants sont soit super excités, soit comme des statues. Ma secrétaire a accouché trois jours avant le cyclone. Son bébé a pris 5 grammes ; il aurait dû en prendre 300. Tout est comme ça.
Voyez-vous l’aide humanitaire arriver ?
Je n’ai rien vu de mes propres yeux. Ou vous devez faire de très longues files d’attente pour les distributions. Cela représente un paquet d’eau par personne. J’ai vu un jeune homme avec deux paquets : il m’en a proposé un à 20 euros. Le marché noir commence. Il y a un couvre-feu pour empêcher les pillages. J’habite dans un quartier relativement résidentiel à Mamoudzou, et tout est pillé.
Tenez-vous bon malgré tout ?
J’ai mis mon moral en pause. Si nous réfléchissons, nous pleurons. Et si je pleure, je ne tiens plus la barre. Il y a un tel choc !
Avez-vous envisagé de retourner en France métropolitaine ?
J’ai l’âge de la retraite, mais je ne l’ai jamais pris. Mes enfants et petits-enfants savent que je resterai aussi longtemps que nécessaire. Je devais rentrer à la maison et passer Noël avec eux. J’ai appelé mon agence pour leur dire : “Dès qu’il y a des vols commerciaux, donne mon billet à d’autres.”
Vous aviez équipé l’île de son réseau de télémédecine. Est-il inopérant pour le moment ?
J’ai mis en place toute la télémédecine assistée et augmentée. J’ai équipé mes infirmières de sacs à dos connectés, pour pouvoir effectuer des visites à domicile à distance. Pour le moment, nous n’avons aucune communication. Mais nous avons fait des communications électroniques dans un bus médical.
Allez-vous rencontrer des gens ?
With Nathalie de Turckheim [cousine de l’actrice Charlotte de Turckheim]nous avons une association qui prodigue des soins aux habitants de Mamoudzou. Nous avions encore de l’argent. Je me suis dit : “Nous devons faire quelque chose, retrousser nos manches.” Avec ce camion, nous allons vers ceux qui n’ont pas accès aux soins. Il est très important de traiter les gens sans distinction.
Qui sont vos patients ?
Principalement des blessés. Je prends soin de tous ceux qui restent. Toute cette frange qui ne va pas à l’hôpital. Asthmatiques, diabétiques… Ces malades chroniques ont tout perdu. Leurs médicaments sont partis ! Alors je redonne des ordonnances, je prends à nouveau la tension… On ne parle que de l’hôpital ; J’aimerais qu’on montre ce travail des libéraux, qui sont passionnés.
Avec ce camion, vous pouvez parcourir tous les quartiers ?
Là, je vais consulter une pharmacie. Nous n’avons plus de carburant, nous ne pouvons plus avancer. Mais il y a des files d’attente de cinq à sept heures pour acheter trente litres d’essence…
Craignez-vous les épidémies ?
Pour le moment, nous n’avons pas de rats sur les sacs poubelles. Peut-être qu’ils ont disparu dans le cyclone… Mais cela arrivera vite. J’ai commencé à avoir de la diarrhée et des vomissements. Et aussi d’étranges éruptions cutanées sur les bébés lavés à l’eau de pluie. Je suis optimiste de nature, mais je me demande comment les choses vont évoluer.
Quel message souhaiteriez-vous nous adresser à nous, métropolitains ?
Chido, le nom du cyclone, signifie « miroir » en mahorais. C’est une leçon : il faut se regarder dans le miroir pour trouver la vérité. N’oubliez pas qu’il y a d’autres personnes qui souffrent. Pensez simplement à eux.
« Soins primaires sans distinction »
Le Dr Martine Eutrope travaille depuis trois ans au sein de l’équipe de soins primaires du cœur de Mamoudzou. Face à la crise sanitaire qui s’annonce, cette association présidée par Nathalie De Turckheim entend “poursuivre sa mission et répondre aux demandes urgentes de soins primaires sans distinction pour les enfants (vaccination, bobologie), pour les femmes et les hommes souffrant de pathologie chronique”. Et ce, en lien avec les pharmacies et avec le soutien de la mairie de Mamoudzou. Il est possible de faire un don sur https://www.helloasso.com/associations/equipe-de-soins-primaires-coordonnes-au-coeur-de-mamoudzou