Publié le 16 décembre 2024 à 17h28
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Les services publics sont mis à rude épreuve. D’un côté, démantelés par une noblesse managériale qui en attend la rentabilité. En revanche, détesté par les milieux populaires qui ne disposent que de services publics pour les soutenir gratuitement.
Cet article est une chronique, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.
Les ministres passent et, qu’on le nie ou qu’on le prouve, les fonctionnaires restent dans le collimateur. Pourtant, les enquêtes en sciences sociales et les rapports officiels le montrent amplement : les employés du secteur public sont sous-payés par rapport aux professions identiques du secteur privé. Ils deviendront encore plus pauvres. Le gouvernement Barnier a gelé l’indice qui détermine leur rémunération. Elle a supprimé le paiement de la « garantie individuelle de pouvoir d’achat », un système qui évitait jusqu’à présent aux fonctionnaires de perdre trop de pouvoir d’achat dans un environnement inflationniste. Il ne peut toujours pas éviter de payer 6 centimes par mois aux nombreux agents qui, autrement, tomberaient en dessous du SMIC… Mais le gouvernement précédent voulait imposer deux jours d’attente supplémentaires et limiter les salaires pendant les arrêts maladie, pour éviter que les fonctionnaires malades ne soient absents. … au détriment de leur santé à long terme, ainsi que de celle du public en contact avec eux. Allons-nous continuer avec la même irresponsabilité ?
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Il ne s’agit pas là d’un effet douloureux mais occasionnel parmi d’autres des tentatives de réduction des dépenses publiques. C’est assez sérieux. Il ne s’agit là que d’une séquence d’un mouvement de longue haleine, aux effets profondément destructeurs : la délégitimation des agents publics, qui s’étend et s’accélère.
Cependant, lors d’ouragans, de marées noires, d’inondations, les gens savent que les fonctionnaires aident sans compter. Durant le Covid 19, on a applaudi aux fenêtres ces premiers et premiers emplois, qui ont sauvé de nombreuses vies au péril de la leur. Et qui ne connaît pas un professeur qui a marqué son destin ou celui de son enfant ? Qui ne connaît pas une infirmière, une aide-soignante, qui a tenu bon dans des moments douloureux ? Les fonctionnaires ne sont pas ces “Messeurs les Ronds-de-Cuir” ridiculisés par Courteline, qui se reposent sur leur chaise « les travaux de la paresse »comme l’écrit Balzac.
Assis, ces juges de Seine-Saint-Denis qui ne vont pas aux toilettes toute la journée, juste pour pouvoir traiter plus de dossiers ; ces secrétaires communaux contraints de compenser la fermeture d’agences, que les communes rurales ont de plus en plus de mal à recruter ou à retenir. Ce sont aussi les ouvriers qui, sur appel, s’occupent par exemple de l’entretien des routes ; ce sont des travailleurs sociaux qui résolvent des situations impossibles ; agents de nettoyage et de restauration surmenés, gardes forestiers, égoutiers, douaniers et gendarmes, inspecteurs de la santé et de la protection du travail, agents de santé, infirmiers, médecins hospitaliers surmenés… Leur exposition à des polluants ou maladies liées aux flux de populations rencontrés, leur fatigue au travail, leurs contraintes liées aux réorganisations-fusions permanentes de services, ne sont pas inférieures à celles du secteur privé.
Le cercle vicieux
Mais trois courants de haine envers les fonctionnaires convergent désormais. La première s’appuie sur l’éloge du secteur privé pour créer, à l’inverse, une caricature des fonctionnaires, dénigrant leur statut, leurs droits ou leurs missions. Cette condamnation, portée par de hauts dirigeants du secteur privé et de hauts fonctionnaires qui constituent une noblesse managériale public-privé, sert de justification à une corporatisation toujours croissante des agents et à des réformes qui fragilisent les services publics – sans pour autant la situation que montre le budget actuel. clairement, conduisant à de réelles économies. Parce que les services publics sont nécessaires et que leur externalisation auprès du secteur privé ne coûte pas moins cher, comme l’a bien démontré le scandale McKinsey.
La deuxième vague de haine vient des usagers, notamment issus de milieux populaires, dont les conditions de vie dépendent des services publics et qui sont plus régulièrement en contact avec l’administration. Il s’agit d’un cercle vicieux : les réformes dégradent les conditions d’accueil et, à leur tour, encouragent la frustration et le ressentiment lorsque les agents sont en sous-effectif et privés des moyens de faire leur travail. Une colère qui s’exprime contre le personnel soignant, aux urgences, où les personnes en difficulté doivent désormais attendre 8 heures, à Nantes ou ailleurs. Les altercations, voire les violences physiques, prolifèrent aux guichets des prestations sociales, à la sortie des collèges et lycées, ou dans les sous-préfectures aux horaires réduits. L’angoisse de l’avenir qui s’empare de populations déjà épuisées, leurs attentes désespérées d’une aide primaire qui n’arrive plus, rencontrent la fatigue ou l’incapacité d’agir des agents publics dans les interactions désormais très urgentes avec les usagers. Et des marchés ouverts aux start-up subventionnées qui proposent par exemple le calcul d’options de retraite – moyennant des frais – parce que les agents de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) ne sont pas en mesure de le faire dans des délais raisonnables.
Globalement, les services publics sont pris en étau, attaqués d’en haut et d’en bas. D’un côté, démantelés par une noblesse gestionnaire public-privé qui attend d’eux qu’ils soient financièrement rentables et bouleverse ainsi le territoire en cascade. A l’inverse, les fonctionnaires qui ont perdu leur légitimité sont haïs par les milieux populaires, mais ils ne peuvent être soutenus gratuitement que par les services publics. Dans les territoires français d’outre-mer, dans les zones rurales pauvres ou dans les banlieues populaires, le sentiment d’abandon renforce la grande colère exprimée par ces votes de revanche sociale qui déterminent les scores ou l’abstention du RN.
Et un troisième flux de haine s’y joint : celui des fonctionnaires envers eux-mêmes, envers ce qu’ils sont appelés à faire, envers l’intensification d’un travail toujours exigé avec de moins en moins de moyens. Beaucoup s’effondrent, beaucoup fuient vers les infirmières, les soignants, les médecins hospitaliers ou les enseignants.
Dévalorisés de toutes parts, tout concourt à faire de leur fonction une mission impossible. Quel sera le coût sanitaire et écologique, en termes d’attractivité économique et de cohésion sociale ?
EXPRESSO BIO :
Julie Gervais, politologue, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; Claire Lemercier, historienne, Centre de sociologie des organisations (CSO, CNRS-Sciences-Po Paris) ; Willy Pelletier, sociologue, Université de Picardie. Ils ont co-écrit « Hate of Civil Servants » (Amsterdam, 2024).
Di Julie Gervais, Claire Lemercier e Willy Pelletier