Au cours de l’année dernière, la question palestinienne a repris de l’importance au sein des mouvements de gauche européens. Mais pourquoi ce conflit mobilise-t-il davantage la gauche, tout en la divisant ? Il revient sur une histoire aussi riche que complexe et pleine d’ambiguïtés.
Les violences au Moyen-Orient depuis le 7 octobre 2023 ont suscité de nombreuses réactions à travers le monde, notamment de vastes mouvements pacifistes et des occupations universitaires aux États-Unis et en Europe sans précédent depuis la guerre du Vietnam. Ce conflit occupe largement le devant de la scène politique et médiatique et mobilise bien plus certains mouvements de gauche que d’autres conflits tout aussi meurtriers.
Cette plus grande sensibilité est avant tout liée aux passifs historiques. Depuis la fin des années 1940, l’histoire d’Israël est étroitement liée à celle de divers mouvements de gauche. Et si cette famille politique est aujourd’hui critique à l’égard du sionisme, de la colonisation en Cisjordanie et de la politique d’Israël envers ses voisins, cela n’a pas toujours été le cas.
Parce qu’à l’origine, le mouvement travailliste était plutôt dominant dans le sionisme. Les kibboutzim, communautés de travail autonomes, étaient également considérés comme une réussite de la gauche. Et le principal parti de centre-gauche Mapai, qui a dominé la politique israélienne au début, était membre de l’Internationale socialiste des travailleurs entre 1930 et 1940.
Après la guerre des Six Jours, Israël est devenu le plus grand bénéficiaire de l’aide américaine au monde, et le mythe d’un petit État se défendant est devenu de plus en plus difficile à entretenir.
«Historiquement, le mouvement travailliste et la social-démocratie européenne ont vu en Israël une forme de pardon de l’antisémitisme», souligne Joseph Daher, professeur invité de sciences politiques à l’Université de Lausanne et spécialiste du Moyen-Orient.
« Et cela est allé encore plus loin vers la gauche radicale : Jean-Paul Sartre ou Martin Luther King ont soutenu Israël. De son côté, l’URSS avait accepté la solution à deux États, influençant certains partis communistes européens sur les questions coloniales, ce qui n’est pas toujours idéal », commente-t-il.
Mais les choses ont changé depuis 1967 et la guerre des Six Jours, lorsqu’Israël a attaqué l’Égypte, la Syrie et la Jordanie et conquis plusieurs territoires, dont la bande de Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. L’État juif est alors progressivement perçu comme un acteur de l’impérialisme américain. . « Israël devient ainsi le premier bénéficiaire de l’aide américaine au monde et le mythe d’un petit État qui se défend est de plus en plus difficile à entretenir », souligne Joseph Daher.
Groupes armés initialement marxistes
Dans le même temps, « on assiste à l’émergence de la résistance palestinienne, alors très dominée par des groupes de gauche, ce qui se produit beaucoup moins aujourd’hui », poursuit-il.
En effet, les premières organisations de lutte armée pour la résistance palestinienne, comme le Front de libération de la Palestine (FPLP) fondé en 1967, étaient principalement de conviction marxiste, tandis que le Fatah, fondé en 1959, se revendique laïc.
Même au Liban, la lutte armée s’est exprimée pour la première fois avec la création de la Fraction armée révolutionnaire libanaise (FARL), une organisation marxiste anti-impérialiste cofondée en 1979 par Georges Ibrahim Abdallah.
L’échec et la répression de ces mouvements ont ensuite contribué à la naissance de partis islamiques opposés à Israël, avec un antisémitisme plus prononcé. Le Hezbollah a été fondé en 1982 à la suite de l’invasion israélienne du sud du Liban, tandis que le Hamas a été créé en 1987 après la première Intifada. Les deux partis ont ensuite reçu un fort soutien populaire et électoral.
Malgré la montée sur le terrain de ces groupes armés plus à droite, la gauche européenne a continué à soutenir la cause palestinienne, même si ce soutien est devenu plus discret dans les années 2010, marquées par de profonds changements au sein des partis sociaux-démocrates. (lire 1 en conserve).
“La gauche a toujours été très présente sur la question du respect du droit international humanitaire et du respect des droits de l’homme, partout où cela se produit”, souligne le conseiller des Etats socialistes Carlo Sommaruga, infatigable défenseur de la cause palestinienne au Parlement depuis une vingtaine d’années. .
La gauche ne fait pas exception sur la question palestinienne. Au contraire, c’est la droite et les élites suisses qui accordent depuis des décennies à Israël une exception au droit international.
« Mais la particularité d’Israël, un peu comme de la Turquie, c’est la proximité des valeurs. Aujourd’hui, en raison de la composition de sa population et de son histoire, Israël se considère comme faisant partie de la communauté de valeurs des États européens et non des États du Moyen-Orient. La voix s’élève donc naturellement encore plus fort concernant les violations. des droits.” , explique.
Selon lui, la gauche ne fait donc « pas exception » dans le conflit au Moyen-Orient. «Au contraire, c’est précisément la droite et les élites suisses qui, depuis des décennies, ont permis à Israël de bénéficier d’une exception au droit international et aux décisions de la Cour internationale de Justice», comme cela s’est également produit avec l’Afrique du Sud de l’apartheid. (lire la 2ème case).
Il admet qu’au temps de l’apartheid comme sur la question palestinienne, le Parti socialiste « n’a pas été le premier à se mobiliser » et que les protestations venaient plutôt de mouvements citoyens, notamment le boycott.
Le parti socialiste divisé et discret
Et pour cause : le PS suisse reste divisé sur la question, comme l’explique Carlo Sommaruga. « Il y a une confusion chez ceux qui sont très engagés dans la lutte contre l’antisémitisme, qui est fondamental, et dans la défense de l’État d’Israël. Et parmi ceux qui défendent Israël, « il y a de nombreux problèmes à critiquer radicalement votre gouvernement », déplore-t-il.
Le Genevois ne plaisante cependant pas: “La position du PS ressort d’une résolution adoptée à l’unanimité par le congrès de février, avec une seule abstention sur 300 suffrages exprimés”, affirme-t-il. Fin octobre, les délégués du PS ont adopté deux résolutions appelant à un cessez-le-feu immédiat et au respect du droit international, ainsi qu’à un embargo sur les armes contre Israël. Plusieurs délégués ont cependant critiqué cette attitude de la direction du parti, la jugeant “manquant de courage”.
>>Lire aussi : Au congrès, les délégués du PS demandent un cessez-le-feu au Moyen-Orient et la prise du pouvoir par Sandoz
«En Suisse, le fédéralisme crée, qu’on le veuille ou non, une division des contextes politiques», observe le politologue Joseph Daher. «Les francophones se tournent vers la France et les Suisses allemands se tournent vers l’Allemagne. Mais ce n’est pas la même dynamique. En Allemagne, même Die Linke ne parvient pas à prendre position sur la Palestine. Et en Suisse romande, il y a une accumulation d’expériences sur la question palestinienne qui influencent le PS depuis 20-30 ans. Il reste encore beaucoup à dire.
Double standard
En 2019, le PS a adopté une résolution adhérant à la définition de l’antisémitisme de l’IHRA, qui inclut les mouvements visant à boycotter Israël. Un boycott défendu par Carlo Sommaruga : « Je suis peut-être le dernier parlementaire à défendre le boycott d’Israël. Je le fais parce que, de par mon expérience du mouvement anti-apartheid, je suis profondément convaincu qu’il contribue à faire pression sur un État qui viole le droit international”, défend-il.
“J’aurais aimé que le Parti socialiste soit encore plus clair sur ses engagements”, plaide-t-il. «Nous ne pouvons pas élever la voix et exiger l’application totale de sanctions contre la Russie, mais rester dans une condamnation purement déclamatoire du Moyen-Orient. Aujourd’hui, rien qu’à Gaza, qui s’étend sur moins de 300 kilomètres carrés, il y a plus de morts, de blessés et de destructions civiles qu’en Ukraine.
Pierre Giordano