La pression militaire chinoise s’accentue, mais une intervention serait coûteuse et pourrait dissuader Pékin de recourir à la force.
Alexandre Gandil
Politologue, docteur associé au Centre de Recherche International de Sciences-Po.
Les exercices militaires chinois du 14 octobre 2024, simulant un blocus de l’île de Taiwan, ont une fois de plus concentré l’attention du monde sur la région. Pour la quatrième fois depuis août 2022, les forces de l’Armée populaire de libération (APL) chinoise se sont livrées à une démonstration de puissance effrayante, alimentant les craintes d’un conflit ouvert dans le détroit de Taiwan. Cette crainte n’est pas récente.
Elle existe depuis la proclamation de la République populaire de Chine en 1949. Dans la foulée, le régime de la République de Chine, chassé du continent chinois par les communistes à la fin de la guerre civile, s’est replié sur l’île de Taiwan. Or, pour les autorités de Pékin, Taiwan fait partie de la nation chinoise, qui ne peut être légitimement représentée que par la République populaire. Dans les années 1950, c’est ce raisonnement qui a conduit au déclenchement des deux premières crises du détroit de Taiwan, au cours desquelles se profilait le spectre d’une guerre nucléaire.
Si, depuis le début des années 1980, les autorités communistes ont privilégié une « réunification pacifique », elles n’ont jamais renoncé au recours à la force. Ainsi, ils se qualifient de « sécessionnistes » et menacent de sanctions toute action présentant la République de Chine (Taiwan) comme un État indépendant et souverain. Ainsi, en 1995-1996, l’APL a lancé des missiles autour de l’île en préparation de la première élection directe du président de Taiwan, provoquant une troisième crise de l’autre côté du détroit. C’est également la raison pour laquelle, en 2005, l’Assemblée populaire nationale chinoise a adopté une loi dite anti-sécession, légalisant le recours à la force si toutes les possibilités de réunification pacifique avec Taiwan sont considérées comme épuisées.
Mais la récurrence des crises ne peut occulter le tournant de la fin des années 2010. Les manœuvres ponctuelles à grande échelle, qui attirent l’attention internationale, ne sont plus que des poussées de pression militaire chinoise à la fois continue et croissante. . Ces dernières années, les patrouilles aériennes et navales de l’APL se sont multipliées. Certains franchissent même la ligne médiane du détroit, frontière non officielle autrefois respectée par Pékin, et se rapprochent toujours plus de l’île. Depuis 2020, le ministère taïwanais de la Défense tient un décompte quotidien.
A cela s’ajoutent d’autres activités déstabilisatrices et fragilisantes menées par la République populaire : rupture de câbles sous-marins, dragage de sable, survols de drones, incursions de bateaux hors-bord, etc. Une opération de débarquement amphibie étant coûteuse et risquée, Pékin pourrait plutôt tenter de forcer Taipei doit se soumettre sans avoir à faire la guerre. Ainsi, avant même de savoir si la Chine envahira Taïwan, c’est dans cette zone grise de conflit latent qu’il faut identifier une première ligne rouge, celle de la rupture du statu quo dans le détroit.
Les dernières manœuvres d’encerclement visent avant tout à montrer que la République populaire de Chine est en position de force.
Barthélémy Courmont
Professeur à l’Université Catholique de Lille et directeur de recherche à l’Iris
Poser cette question nous amène à nous interroger sur la faisabilité d’une invasion chinoise de Taiwan, mais aussi sur les intentions de Pékin. Sur ce point, les dirigeants chinois répètent depuis des décennies que Taiwan fera à terme partie intégrante de la République populaire de Chine, tout en privilégiant la voie “pacifique”l’option d’une invasion militaire n’étant envisagée qu’en dernier recours. La question de la faisabilité renvoie bien sûr au déséquilibre des capacités, désormais clairement à l’avantage de Pékin, mais aussi à la temporalité. Par conséquent, on pourrait se demander « quand la Chine envahira-t-elle Taiwan ? », comme pour mieux considérer que les récentes manœuvres ne reflètent pas nécessairement un passage à l’action imminent, mais qu’elles doivent être prises au sérieux compte tenu de l’évolution possible des relations entre les deux rives.
A l’occasion de la fête nationale de Taiwan, le 10 octobre, le président Lai Ching-te, élu en janvier dernier mais entré en fonction en mai, a prononcé un discours dans lequel il a rappelé qu’aucune des rives du détroit de Taiwan ne devait être subordonnée à l’autre, et réaffirmant ainsi les fondements de la souveraineté territoriale et politique de Taiwan. Pékin a dénoncé une posture indépendantiste, justifiant le déploiement, le 14 octobre, d’un grand nombre d’avions et de navires de guerre. En effet, la Chine a lancé une opération similaire à celle d’août 2022, la plus importante à ce jour, visant à démontrer sa capacité à encercler Taïwan, avant de déclarer officiellement l’opération terminée.
Une manière pour Pékin d’envoyer un message fort, d’affiner ses capacités d’encerclement, et de rappeler à son voisin que c’est désormais la Chine qui est en position de force. Mais cela ne signifie pas que l’action soit inévitable, et les moyens de pression de Pékin sont bien plus importants dans d’autres domaines, comme la diplomatie, l’économie ou la guerre cognitive. Une guerre ne serait qu’un dernier recours, et la Chine maîtrise l’art de flirter avec la ligne rouge sans la franchir. Cela ne doit cependant pas rassurer les Taïwanais, qui comprennent que leur voisin les surveille et que les moindres agissements sont prétexte à une pression croissante.
Même si le soutien de Washington est important, les Taïwanais savent que face à la Chine, ils doivent avant tout compter sur eux-mêmes. Le jour où l’offensive sera lancée, il sera trop tard pour apporter une réponse. Ils recherchent donc une autre voie, fondée sur la dissuasion, et invitent Pékin à reconsidérer ses ambitions en analysant les conséquences désastreuses d’une telle guerre dont le régime chinois pourrait payer le prix. Cette voie diplomatique est soutenue par les deux grandes parties taïwanaises, conscientes d’un risque de tensions qui se traduirait par une escalade. C’est donc la Chine qui permet à des dirigeants politiques divisés sur de nombreux sujets de converger pour faire avancer la souveraineté de Taiwan.
Kinmen, un archipel entre Taiwan et la Chinepar Alexandre Gandil, éditions Karthala, 2024.
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