“Nous avons les outils pour explorer l’épigénétique”, explique la médaille d’or 2024 du CNRS

“Nous avons les outils pour explorer l’épigénétique”, explique la médaille d’or 2024 du CNRS
“Nous avons les outils pour explorer l’épigénétique”, explique la médaille d’or 2024 du CNRS

Déjà distinguée par de nombreuses récompenses scientifiques, la généticienne Edith Heard a récemment reçu la médaille d’or du CNRS. Depuis 2019, elle dirige le Laboratoire européen de biologie moléculaire (EMBL).

Décrypter les gènes ne suffit pas pour comprendre comment ils s’expriment et comment ils fonctionnent. L’épigénétique est l’étude de tous les facteurs (notamment chimiques) qui bloquent ou facilitent l’expression des gènes, sans que le code génétique soit modifié (contrairement aux mutations génétiques).

Lorsque la cellule se duplique, ces facteurs peuvent être transmis aux cellules filles. Mais contrairement aux mutations, ces « marques épigénétiques » sont réversibles. Edith Heard est une autorité mondiale dans ce domaine scientifique en plein essor.

«Aucun organisme ne vit isolé»

Que représente pour vous la médaille d’or du CNRS ?

C’est un grand honneur scientifique, mais aussi pour moi une reconnaissance de la part de la maison qui m’a accueilli pendant tant d’années lorsque j’étais chercheur en .

Entre votre Grand Prix Inserm 2018 et aujourd’hui, qu’est-ce qui a changé dans votre domaine ?

Nous disposons désormais des outils nécessaires pour manipuler les machineries épigénétiques, les enzymes qui déposent ou suppriment les marques épigénétiques. On peut les dégrader très rapidement, ce qui permet d’étudier l’impact des marques épigénétiques sur la cellule, un tissu ou un embryon…

Quelle est la prochaine frontière ?

Capturer plus d’informations au niveau cellulaire. Peut-on mesurer à la fois la transcription des gènes, les protéines présentes et les marques épigénétiques ? Nous en avons besoin pour vraiment comprendre comment cela fonctionne. Jusqu’à présent, on effectuait ces manipulations et mesures séparément, mais certaines techniques commencent à permettre cette intégration.

Et le prochain ?

Travailler sur les organismes et les cellules in vivo, dans leur environnement. Aucun organisme ne vit isolé. Si nous voulons vraiment comprendre les bases moléculaires de la vie, nous devons comprendre la vie dans un contexte naturel. Je ne sais pas qui a dit cette phrase mais je l’adore : si la cellule est l’unité de vie d’un organisme, l’écosystème est l’unité de vie de la planète. Si nous voulons comprendre le fonctionnement de la vie sur la planète, nous devons la comprendre au niveau de l’écosystème.

“Les remèdes épigénétiques n’ont aucun fondement scientifique”

Le terme épigénétique est de plus en plus utilisé dans le domaine du bien-être…

Reconnaître que l’exposition au stress déclenche une modification de l’expression des gènes ne suffit pas à en faire un phénomène épigénétique. Une réaction cellulaire au stress peut conduire au déclenchement de facteurs de transcription qui vont activer des gènes. Des facteurs épigénétiques peuvent être impliqués, mais pas nécessairement de manière majeure. Les « cliniques », les spas, les cures épigénétiques n’ont aucun fondement scientifique. Et même mesurer le niveau de méthylation (NDLR : la méthylation est l’une des marques épigénétiques les plus courantes) dans le sang ne suffit pas à caractériser un phénomène épigénétique.

La transmission des facteurs épigénétiques entre générations est-elle encore très controversée ?

Cela a été bien démontré chez les plantes et les organismes animaux tels que le « C. elegans » (largement utilisé dans la recherche génétique). Chez les mammifères, la question reste ouverte, mais de plus en plus d’études indiquent que la transmission de marques épigénétiques est rare. Il est probable qu’il n’y ait pas de marques épigénétiques transmises par un événement, y compris dans les cas bien étudiés de famine.

Existe-t-il des médicaments qui affectent l’épigénétique ?

Les inhibiteurs de méthylation, comme la décitabine, sont utilisés depuis longtemps contre les maladies hématologiques. Maintenant que nous commençons à comprendre les complexes protéiques impliqués dans les marques épigénétiques, de nombreuses recherches sont menées sur les inhibiteurs de ces complexes. L’immunothérapie associée aux épimédicaments semble une piste très prometteuse. Mais on a encore du mal à comprendre le mécanisme exact par lequel agit l’inhibiteur… Entre médecine clinique et recherche en épigénétique, il y a encore un long chemin à parcourir ensemble.

Vous dirigez un institut de recherche européen (EMBL). Avez-vous encore le temps de faire des recherches ?

Je pense qu’il est très important que les personnes qui dirigent les grands instituts de recherche restent en contact direct avec la recherche. Alors oui, je dirige toujours un laboratoire. Ce n’est pas moi qui fais les manipulations, mais je travaille avec mon équipe.

Quel serait votre Saint Graal ?

J’ai beaucoup travaillé sur l’inactivation d’un des deux chromosomes X chez les mammifères femelles. Nous réalisons de plus en plus qu’au-delà des hormones, il existe d’énormes différences entre les hommes et les femmes en raison des activités différentielles des chromosomes sexuels. Mon grand défi est de comprendre en quoi la biologie d’une femme ou d’un individu possédant deux chromosomes X est différente de celle d’un homme ou d’un individu qui n’en possède qu’un seul de base, mais nous en avons en réalité peu de connaissances.

Pourquoi est-il si important de le comprendre ?

Pour les traitements médicamenteux, par exemple, lorsqu’il s’agit d’une femme ou d’un homme, les doses doivent être différentes. Pour l’instant, nous traitons tout le monde comme s’il s’agissait d’hommes. Les essais sont menés sur des rongeurs mâles, les essais cliniques sont menés principalement sur des hommes… Il faut comprendre comment le sexe influence l’effet des médicaments.

Vous dirigerez le Francis Crick Institute de Londres en 2025. Un retour aux sources ?

J’ai adoré diriger l’EMBL, mais c’est vraiment un projet à très grande échelle et très politique. J’ai six instituts dans vingt-neuf pays. Francis Crick est un institut dans un seul pays, né de la fusion de trois instituts dont celui où j’ai réalisé ma thèse. Ils font à la fois de la recherche fondamentale et de la recherche biomédicale, comme à l’Institut Curie où j’ai travaillé seize ans. Et je leur apporterai aussi un peu d’Europe. Quand nous voyons l’état de fracture dans lequel se trouve le monde actuellement, je réalise à quel point il est important pour les scientifiques de maintenir un esprit de collaboration et de synergies sans frontières.

 
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