Goncourt, Renaudot… les prix littéraires luttent contre la « corruption sentimentale »

Goncourt, Renaudot… les prix littéraires luttent contre la « corruption sentimentale »
Goncourt, Renaudot… les prix littéraires luttent contre la « corruption sentimentale »

Chaque année, à la même heure, une petite troupe composée de journalistes et de badauds se rassemble, à midi, devant la façade du restaurant parisien Drouant, au IIee arrondissement. Un rituel. Ce lundi 4 novembre, derrière ses murs, les dix membres du jury du prix Goncourt, présidé par Didier Decoin, se réuniront pendant plusieurs heures pour désigner le lauréat de l’édition 2024. Indépendamment des débats souvent animés au sein du cercle, les jurés devront publiquement faire preuve d’une grande unanimité lors de l’annonce. Les comptes se régleront plus tard sous la forme de quelques indiscrétions dans la presse, plus rarement devant un micro ou une caméra. Parce que la matière est sensible.

Goncourt, Médicis, Renaudot ou Femina, les prix littéraires d’automne s’appuient sur une sélection de quelques centaines d’ouvrages – 459 cette année – qui ne représentent que 5 à 10 % des publications de l’année. Et les lauréats bénéficient d’une couverture médiatique extraordinaire qui aura un fort impact sur le succès du livre en librairie, notamment lors des ventes de fin d’année. Le Goncourt lui-même n’apporte pas grand-chose à l’auteur, ni à l’éditeur : un chèque de 10 euros, une somme dérisoire comparée aux 900 000 euros distribués au prix Nobel de littérature. De l’autre, c’est l’assurance de dépasser la barre symbolique des 100 000 ventes et de confirmer ce succès par l’achat de droits importants pour la traduction du livre à l’étranger.

Fin de Galligrasseuil

Des millions d’euros sont en jeu et la tension qui anime les maisons d’édition durant les semaines précédant la remise des prix explique les fables et les polémiques qui entourent ces cérémonies. « Autrefois, les jurys étaient corruptibles, mais ils étaient compétents ; aujourd’hui ils sont devenus incorruptibles, mais ils sont incompétents »s’exclame un grand nom du secteur. Tour à tour accusés d’avoir été soudoyés par leur propre maison d’édition ou accusés d’ineptie, les jurés sont pris entre deux feux entre auteurs, éditeurs et critiques littéraires.

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Pendant longtemps, les choses étaient simples. Gallimard, Grasset et Le Seuil se partagent les trophées, excluant de fait les petites maisons. Cette situation oligopolistique reçut même le nom de Galligrasseuil, dont la paternité est attribuée au journaliste et écrivain Bernard Frank. Mais les temps ont changé, assure Laurent Laffont, ancien directeur général de Lattès, aujourd’hui éditeur chez Libella, dont le père Robert Laffont s’était offert une pleine page dans Libérationen 1986, pour dénoncer la collusion entre les trois chambres. « Les jurys constituent aujourd’hui le baromètre de l’air du temps et les listes de livres sont plus ouvertes »il juge. Actes Sud avait cassé les codes ces dix dernières années en parvenant à placer ses auteurs en tête de liste, ouvrant ainsi la porte à des maisons plus petites, comme L’Iconoclaste l’année dernière ou les éditions Philippe Rey en 2021.

Equilibre et parité

La littérature du réel, ou non-fiction narrative, a pris le dessus : la douleur personnelle de l’auteur est partagée par la majorité. “C’est une piste françaisedéplore un éditeur, mais il ne suffit pas d’avoir souffert pour avoir du talent. » Dans cette catégorie, on retrouve les meilleurs, comme le roman de Neige Sinno, tigre triste (éd. POL), récompensé du prix Goncourt des lycéens 2023, comme le pire, le selfie littéraire.

Il est donc difficile pour l’éditeur d’anticiper les goûts et les jugements des jurys et de courtiser leurs membres. « Courtiser n’est pas le bon mot. C’était vrai à une époque» précise Muriel Beyer, directrice des Editions de l’Observatoire et directrice générale adjointe du groupe Humensis. Ces dernières années, le Goncourt est devenu plus vertueux. » De l’avis général, cette année scolaire 2024 est plutôt équilibrée, dans un climat apaisé. On est loin de la scène tragi-comique qui vient de se dérouler outre-Rhin, à l’occasion de la remise du prestigieux Deutscher Buchpreis à la Foire du livre de Francfort. Lorsque fut annoncé le nom du vainqueur, qui n’était pas le sien, l’écrivain Clemens Meyer sauta de son siège en criant au scandale : « C’est une honte pour la littérature que mon livre n’ait pas reçu le prix ! »

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Ambiance plus sereine à Paris où les jurés du Goncourt semblent avoir une nouvelle fois privilégié l’équilibre et la parité. Pour éviter toute critique, la liste des quatre finalistes comprend deux hommes et deux femmes, ainsi que deux maisons d’édition indépendantes. Certains, comme Olivier Nora, PDG de Grasset, ont renoncé à toute tentative d’approche des jurés. Les bons déjeuners prolongés deviennent plus rares dans l’édition, car les manœuvres peuvent s’avérer contre-productives : Il est arrivé que des auteurs, membres du jury, montrent des signes d’indépendance après avoir été un peu trop coincés par leur éditeur. Ces derniers sont de plus en plus rares « corruptions sentimentales », comme les appelait Michel Tournier, jury de longue date du Goncourt.

« Les jurés qui publient chez Gallimard sont toujours encouragés à consulter avec indulgence un livre maison »estime cependant un habitué des jurys. Là encore, une page est tournée. « L’année dernière, aucun des jurés n’était présent à L’Iconoclaste, ce qui n’a pas empêché Jean-Baptiste Andrea de remporter le Goncourt »face à un auteur Gallimard, observe Muriel Beyer. Le patron de l’Observatoire s’est encore adjoint les services d’un grand nom du monde de l’édition en 2019 pour assurer la liaison entre la maison et les jurés des prix littéraires : Pierre Gestède, attaché de presse historique de Gallimard.

Engagement impayé

Tout dépend de la façon dont vous le faites. “Je ne m’adresse pas aux jurés, mais aux écrivainsnuance pour sa part Maud Simonnot, directrice de la fiction française aux Editions du Seuil et écrivaine. Il serait inapproprié de les rencontrer uniquement à la rentrée littéraire. » Car la mission du juré est un engagement fort, sans limite de temps : des dizaines d’ouvrages à lire en quelques semaines, un travail titanesque, non rémunéré, qui a récemment provoqué des échecs. En 2019, Bernard Pivot démissionne à l’âge de 84 ans de l’Académie Goncourt, pour « profitez de votre famille, des vacances et de la mer ». Il sera suivi quelques mois plus tard par Virginie Despentes. Des voix s’élèvent depuis quelques temps pour « réoxygéner les jurys tous les cinq ans ». Ce n’est pas facile de détruire un rituel.

 
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