Orphelin à 40 ans, ce n’était pas un horizon envisagé. « Bien sûr, on sait qu’un jour on perdra nos parents, mais pas à cet âge, et encore moins aussi vite, les uns après les autres », confie Aurore, directrice de publicité dans un grand média parisien. Cette mère n’avait jamais envisagé la perte de ses parents comme une possibilité proche, comme si la maladie et la vieillesse ne pouvaient pas les affecter. « Je savais bien que mon père avait un cancer, que ma mère avait aussi ses faiblesses, mais je n’y ai pas pensé. »
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Avant, sa vision de la mort se limitait principalement à la peur de disparaître elle-même. Il y a sept ans, un grave diagnostic neurologique l’a confrontée à cette idée : « La mort m’a fait très peur, pas pour moi, mais pour mes proches, et surtout pour ma fille. » Aujourd’hui, elle est redevenue cette petite orpheline, contrainte d’entrer définitivement dans l’âge adulte avec la disparition des derniers témoins de son enfance.
Un coup de téléphone qui change tout
Un coup de téléphone brutal suspend son existence, en avril 2022. « Maman est morte ! Maman est morte ! Il faut venir vite ! », dit son père, effrayé. « Fin février, ma mère a reçu un diagnostic de maladie neurologique grave, une forme très avancée et rapide d’Alzheimer. Elle répétait sans cesse qu’elle voulait mourir, refusait d’aller en maison de retraite», raconte Aurore, qui avoue ne pas avoir vu ces signes. Comme le destin l’a voulu, le jour du rendez-vous avec le neurologue, sa mère est décédée.
Immédiatement, elle enfile un manteau et se précipite dehors sous une pluie battante. « Quand vous arrivez à la porte, les pompiers sont là. Ils me confirment qu’elle est morte. Je m’effondre. »
« Submergée par l’émotion, j’ai fini par vomir le truc : « Maman est morte » »
Aurore, la plus jeune de la fratrie, apprend la nouvelle en première. C’est elle qui doit trouver les mots pour les autres. Lorsqu’elle décroche le téléphone pour appeler sa grande sœur, des mots lui viennent à l’esprit. Comment trouver les mots justes pour lui dire qu’elle a perdu sa mère ? « Submergé par l’émotion, j’ai fini par vomir le truc. C’était une situation surréaliste et brutale », poursuit-elle.
Elle prononcera les mots redoutés : « Maman est morte. » Les mêmes mots que l’écrivain Albert Camus a choisis pour ouvrir son roman « L’Étranger ». Dans son texte, il ajoute que « ça ne veut rien dire ». Pour Aurore aussi, cela ne veut rien dire à ce moment précis.
Un cerveau en mode « pilote automatique »
Les premières minutes passent, Aurore s’occupe rapidement de l’organisation des obsèques, enchaînant les appels. Pendant ce temps, le corps de sa mère repose toujours dans la pièce. « Dans ces moments-là, c’est comme si notre cerveau passait en pilote automatique », confie-t-elle, encore marquée par l’attente interminable que le médecin confirme le décès, alors qu’elle tentait déjà de coordonner la cérémonie. L’État accorde trois jours ouvrables en cas de décès d’un parent.
Aurore connaissait bien les dernières volontés de sa mère : « Elle savait où elle voulait être enterrée… Elle avait pensé à libérer de l’espace dans le caveau familial. » Pour tout le reste, le cercueil, la plaque, les démarches administratives, la famille a choisi de faire simple. « Je me souviens de ce besoin d’organiser chaque détail, tout en me sentant complètement vide. » Lors de la messe qui a lieu en plein week-end de Pâques, une phrase prononcée par le curé marque Aurore : « Il faut quatre saisons pour faire son deuil. »
Moins de quatre saisons avant de connaître un nouveau deuil
La vie ne lui laissera pas quatre saisons avant de lui arracher son père. Moins d’un an après le décès de sa mère, Aurore se retrouve dans un couloir d’hôpital en pleine période Covid, face à un médecin qui s’agenouille pour lui dire que c’est fini.
Depuis des mois, son père, atteint d’un cancer, était à sa charge, et elle avait, malgré tout, préparé cette fois son départ. « Entre nous, on s’est toujours dit que si l’un partait, l’autre suivrait. » Le même jour, le père de son mari décède également. « Nous étions assis sur le canapé, abasourdis, nous demandant comment nous allions annoncer à notre fille qu’elle avait perdu ses deux grands-pères. C’était surréaliste. »
“On a toujours dit que si l’un partait, l’autre suivrait”
La prise de conscience lui vint devant leurs cercueils. « C’est une vision qui reste gravée. On se souvient de la dernière image de leur visage», explique-t-elle. Elle se souvient aussi du choc lorsqu’elle a réalisé que la plaque n’était pas posée tout de suite : « Je viens de voir un tas de terre et je me suis dit que ma mère était en dessous. C’était angoissant de réaliser qu’à 200 mètres de moi se trouvait son cadavre… »
« C’est toujours la même sensation à chaque événement familial »
Avec le deuil vient l’absence qui lui rappelle sans cesse toutes les petites habitudes qu’elle avait autrefois. Avant leur décès, Aurore appelait ses parents tous les jours. Maintenant, elle ne peut plus. « C’est toujours la même sensation à chaque événement familial, que ce soit l’anniversaire de ma fille, la rentrée ou les vacances, je pense toujours à elles », avoue-t-elle.
L’envie d’aller à l’autre bout du monde
Paris, cette ville où elle a toujours vécu avec ses parents, lui devient soudain insupportable. « Chaque parfum d’une Française me fait penser à ma mère », souffle-t-elle. A travers cette épreuve, elle découvre une liberté insoupçonnée et sans doute un peu taboue. « Perdre ses parents, c’est aussi acquérir une forme de liberté, car on échappe au jugement », dit-elle avec une lueur d’espoir, la voix encore rauque d’émotion. Fondamentalement, la mort de ses parents a transformé son rapport à la vie, l’incitant à partir à la recherche de son bonheur personnel. « Nous sommes désormais notre propre famille », explique-t-elle, et cette prise de conscience s’accompagne du désir de vivre pleinement.
Maintenant qu’elle n’a plus aucun lien avec la capitale, elle envisage un nouvel avenir, notamment un tour du monde avec sa famille. Un voyage qui commence en Asie et se prolonge jusqu’en Australie où elle compte rester six mois. Pour ce faire, elle a abandonné son poste pendant plus d’un an et s’est donné la possibilité de le quitter définitivement. « J’ai besoin de prendre l’air, de créer des souvenirs qui ne soient pas teintés de tristesse. »
« Je veux que chaque nouvelle expérience soit une fête »
Un besoin de renouveau qui est plus qu’une simple évasion car c’est une manière de redéfinir sa vie après un deuil. « Je veux que chaque nouvelle expérience soit une célébration. » Dans ce tour du monde débuté en octobre 2024, elle entend capter chaque sourire, chaque expression de vie chez ceux qu’elle aime… Un désir qu’elle lie à sa peur d’oublier un jour la voix de ses parents. « Cette idée me hante », confie-t-elle, en larmes.
Aurore avoue qu’elle n’a pas fait de deuil, et elle n’est pas sûre que l’expression « faire son deuil » ait vraiment un sens. « Si je veux quitter mon emploi, je le ferai. Il est temps de me concentrer sur moi, sur ma vie. » Cette liberté de choix, bien qu’imposée par la défaite, lui permet d’avancer. « La mort apporte une liberté que peu de gens comprennent, mais pour moi, c’est un appel à vivre intensément. » Dans cette période de renouveau, Aurore s’apprête à écrire un nouveau chapitre, où le deuil ne serait plus synonyme de fin, mais au contraire un tremplin vers une autre vie.