Remarque : 4/5
On imagine le choc. Un après-midi de mi-novembre, la narratrice du nouveau livre de Maylis de Kerangal reçoit un appel d’un numéro comportant l’indicatif régional 02. Au bout du fil, un officier de police judiciaire lui dit de se présenter au commissariat du Havre, le lendemain à neuf heures, dans le cadre d’une affaire la concernant. Le corps d’un homme avait été retrouvé deux jours plus tôt sur la voie publique. En l’occurrence sur une plage populaire, pas comme celles d’en face, de la Côte Fleurie.
Lieu de transit
La voici, retournant involontairement dans la ville occidentale où elle vivait « il y a très, très longtemps » comme elle le dit. Celui où elle a grandi et dont elle se glisse pour être « l’enfant ». Le Havre, « aplati, roulé, rasé par les Alliés », par les bombes explosives et incendiaires de la Royal Air Force en septembre 1944 puis reconstruit. Où elle fut autrefois adolescente en duffle-coat rouge et sac US, puis étudiante qui souhaitait devenir journaliste professionnelle. Aujourd’hui, l’héroïne de « Jour de resac » est doubleuse pour le cinéma, les films documentaires, les livres audio ou encore les spots publicitaires. Maylis de Kerangal encadre étroitement une femme, jamais nommée, que l’on imagine proche de la cinquantaine. Une femme vivant à Paris avec son compagnon imprimeur, Blaise, et leur fille de presque vingt ans, prénommée Maïa. Une femme a vite appris de la bouche du jeune lieutenant Zambra aux cheveux roux que le défunt avait sur lui, dans la poche de son jean, son numéro de téléphone inscrit sur un ticket de cinéma. Une entrée pour un film des frères Coen, « Burn After Reading ». Une comédie projetée à la séance de 21h35 à la Manche, le cinéma du centre-ville…
Une double enquête
L’auteure aux multiples récompenses de « Birth of a Bridge » et « Repairing the Living » tisse parfaitement sa toile. En valorisant au mieux son cadre naturel avec son passé et son présent, ses traces visibles ou enfouies. En jouant parfaitement sur l’ambiance hivernale d’un lieu de transit où transitent tranquillement migrants et trafiquants. En laissant le doute et la confusion dans l’esprit de ses lecteurs sur l’identité de « l’étranger de la digue du Nord », un cadavre « seul comme les pierres » selon les mots du lieutenant Zambra. Et plus encore sur ce qui peut le relier à celui dont elle accompagne le retour vers un port avec tant d’attachement. Où elle a tant vibré et où elle vibrera encore, le temps d’une journée, le 18 novembre 2022. Prise dans les vagues de la mer si proche, dans le flux de ses émotions, de ses souvenirs et des fantômes qui l’habitent.
Roman écrit à la première personne, « Jour de resac » propose une double enquête avec, en fond, un nouveau questionnement sur l’importance du corps et de la voix. Cinématographique et littéraire, Le Havre a toujours été une réussite pour Maylis de Kerangal qui l’a notamment mis en fiction dans « Réparer les vivants » et, avant cela, au cœur de « Dans les rapides », un court texte serré qui raconte une vie pleine d’entrain. jeunesse, avec des chansons de Blondie en fond sonore.
Avec l’intense et envoûtant « Jour de resac », Maylis de Kerangal continue d’affirmer son univers sans chercher la facilité. En préférant creuser les failles et explorer les zones d’ombre.
Maylis de Kerangal, « Journée de surf », Verticales, 242 pages, 21 €.