Arrivée au Québec dans le cadre d’un échange étudiant en sciences politiques au début des années 2000, Gwenaëlle Reyt souhaitait découvrir la culture culinaire locale. « J’ai demandé à mon entourage quelles étaient les spécialités québécoises et où on pouvait les déguster. On me disait qu’on mangeait surtout des spécialités culinaires à Noël, comme la tourtière, mais que la cuisine québécoise n’était pas assez intéressante pour les restaurants, se souvient-elle. Ils m’ont parlé de la poutine, bien sûr, et de la cabane à sucre, mais c’était tout.
De retour en Suisse pour terminer ses études, elle y débute une carrière de journaliste. Initialement spécialisée en politique, elle s’est tournée vers l’alimentation dès son retour au Québec en 2009, travaillant pour le quotidien Le Devoir et en tant que responsable de la section gastronomique de l’hebdomadaire culturel Voir. Parallèlement, elle s’inscrit au certificat en gestion et pratiques socioculturelles de la gastronomie, où elle rencontre le professeur Julia Csergo. Aujourd’hui à la retraite, cet historien de la gastronomie venait alors d’être embauché à l’ESG UQAM. « Elle m’a convaincu d’explorer la question des identités alimentaires québécoises pour mon doctorat », explique la diplômée, qui a été chargée de cours à l’ESG UQAM et à l’ITHQ, et qui occupe le poste de conseillère en approches culturelles de l’approvisionnement pour le Conseil des Réserves. Appellations et termes d’évaluation.
Journaux et guides touristiques
À la confluence des études urbaines, du tourisme et des études alimentaires, Gwenaëlle Reyt propose dans sa thèse une analyse des représentations des identités alimentaires québécoises à travers le restaurant montréalais de la période entre 1960 et 2017. « J’ai réalisé une analyse documentaire d’articles du Presse quotidienne montréalaise francophone et anglophone – Devoir, La presse, La Gazette et le Étoile de Montréal –, des guides de voyage et des guides de restaurants imprimés américains et français, explique-t-elle. L’objectif était d’analyser comment le restaurant québécois est présenté à Montréal depuis 1960. »
Histoire et traditions
Ses recherches mettent en lumière l’évolution d’une cuisine dite « canadienne-française », devenue progressivement « québécoise » à partir des années 1980. Avec ses accents locaux, cette cuisine identitaire fait référence à l’histoire et à une tradition dont les origines remontent à la Nouvelle-France, observe le chercheur. « Il s’agit de plats typiques avec, entre autres, la tourtière, la cipaille, le ragoût de pattes et la tarte au sucre, tous ces plats étant présents dans mon corpus de 1960 à 2017 », note-t-elle.
Ses recherches mettent en lumière l’évolution de la cuisine dite « canadienne-française », devenue progressivement « québécoise » à partir des années 1980.
Ce registre a évolué au fil du temps, enrichi par d’autres plats issus de la culture populaire comme les fèves au lard, le pâté chinois et le pudding chômeur, ou encore la tradition du snacking et de la cuisine rapide.
Des restaurants emblématiques
Les restaurants les plus emblématiques de la cuisine identitaire québécoise appartiennent à différentes catégories. Cela va des petits restaurants de quartier – La Binerie Mont-Royal, L’Anecdote, Chez Claudette, Ma-aam Bolduc, qui ont pour la plupart fermé leurs portes depuis la pandémie – aux établissements misant sur une ambiance Nouvelle-France comme Les Filles du Roy ou Le Festin du Gouverneur, a également disparu, en passant par des adresses plus sophistiquées, comme l’Auberge Saint-Gabriel et le Pied de Cochon.
L’identité culinaire québécoise s’incarne peu dans les spécialités régionales comme la tourtière du Lac-Saint-Jean, la cipaille gaspésienne à base de morue, le pot-au-feu du Bas-du-Fleuve ou le pot-en-marmite de fruits de mer des Îles-de-la-Madeleine, note le chercheur. « À Montréal, une spécificité régionale se construit principalement autour de viande fumée et des bagels, des années 1980. Mais pour beaucoup, ces spécialités restent identifiées à l’Europe de l’Est.»
Un autre plat associé à Montréal est le « poulet BBQ », une spécialité qui a fait la réputation de plusieurs restaurants, dont Laurier Barbecue, Chalet Barbecue et la chaîne BBQ St-Hubert. « Le guide Ulysse de 1991 précise que cette chaîne est bien connue des Québécois et que son succès, qui se traduit par la présence de plusieurs succursales dans la ville, confirme sa « québécoisité » », souligne Gwenaëlle Reyt.
La poutine est apparue sur le radar des médias dans les années 1990. « Au début, la poutine était une curiosité dans le registre des restauration rapidemais, assez vite, cela devient un plat identitaire, souligne-t-elle. Le chef Martin Picard, avec sa poutine au foie gras, a amené le plat à la gastronomie.
L’essor des produits locaux
À partir du milieu des années 1990, la nouvelle cuisine québécoise, créative et contemporaine, marque une rupture avec les notions de tradition et d’histoire. « Sa dimension identitaire repose sur l’utilisation de produits locaux plutôt que de plats emblématiques », souligne-t-elle. On pense notamment au canard du Lac Brome ou à l’agneau de Charlevoix. Parmi les marques associées à cette tendance, on retrouve le restaurant ITHQ et La Fabrique, tout près sur la rue Saint-Denis, Aix cuisine du terroir et Le Club Chasse et Pêche, dans le Vieux-Montréal, et Laurie Raphaël, de Québec, qui avait un Succursale de Montréal entre 2008 et 2018.
À partir du milieu des années 1990, la nouvelle cuisine québécoise, créative et contemporaine, marque une rupture avec les notions de tradition et d’histoire.
Thierry Debeur, auteur de Guides Debeurécrivait dans son guide de 2002 que « la cuisine ne se définit pas seulement par l’utilisation de produits régionaux ni par la nationalité de ceux qui la préparent. C’est avant tout la façon dont on travaille les produits et la manière dont on les consomme (…) La cuisine québécoise doit puiser ses sources dans les recettes de nos grands-mères, recettes qu’on ne retrouve plus aujourd’hui. seulement dans les familles et les cabanes à sucre. Seuls les grands chefs sont capables d’élever cette tradition culinaire encore rustique, voire folklorique selon certains, au niveau de la grande et fine cuisine québécoise, tout en respectant le goût et la manière de faire des Québécois. .»
« La posture défendue par Debeur n’a été adoptée que par quelques restaurants qui maintiennent la référence à la tradition tout en la gastronomisant », analyse Gwenaëlle Reyt. Il s’agit du Castillon, aujourd’hui fermé, et du restaurant Le Pied de Cochon.
Décor et emplacement
Les différents registres culinaires trouvent écho dans le décor des établissements où ils sont servis, note Gwenaëlle Reyt. « Dans les restaurants identifiés à la cuisine canadienne-française, par exemple, le décor fait référence à l’histoire de la Nouvelle-France », explique-t-elle. Dans le Vieux-Montréal, où la pierre grise et le bois étaient à l’honneur, certaines adresses proposaient même une mise en scène avec des serveurs costumés et des dîners-spectacles sur le thème de la Nouvelle-France. Ces restaurants populaires dans les années 1960 et 1970, comme Les Filles du Roy, ont aujourd’hui disparu.
D’autres restaurants au décor nostalgique des années 1950 évoquent le convives Nord-Américains. « La particularité de ce décor est qu’il comprend peu d’éléments : un long comptoir, des tabourets et quelques tables. C’est l’absence de déco qui devient attractive, car considérée comme authentique, explique Gwenaëlle Reyt. Le restaurant le plus emblématique de ce type d’endroit est La Binerie Mont-Royal.
Parallèlement à son analyse des différents contextes, la chercheuse a constaté un mouvement géographique des restaurants de cuisine québécoise, d’abord implantés au centre-ville et dans le Vieux-Montréal. « Dès les années 1980, on note l’ouverture de restaurants sur le Plateau-Mont-Royal, puis, à partir des années 2000, dans d’autres secteurs francophones de la ville, dont Rosemont–La-Petite-Patrie, Hochelaga, le Centre-Sud. , Verdun et Saint-Henri.
Une question d’affirmation nationale
Avec l’évolution d’une société de plus en plus diversifiée, la question de l’identité collective et de ses expressions culturelles est au cœur de nombreux débats tant au Québec que dans ses relations avec le reste du Canada, analyse Gwenaëlle Reyt. « Affirmer une identité alimentaire ou la remettre en question n’est pas sans conséquences. Bien qu’elles soient le résultat, elle-même en évolution, d’influences multiples, les cuisines nationales sont des constructions liées à l’affirmation nationale », souligne-t-elle.
Sans prétendre à l’exhaustivité, ses recherches ont posé les bases d’une réflexion sur l’identité alimentaire québécoise. Et comme ses travaux s’inscrivent dans le cadre du doctorat en études urbaines, elle fait un lien avec le tourisme. «Nous observons ces dernières années l’essor du tourisme gastronomique et la volonté des villes de se positionner sur ce créneau attractif et rentable», analyse-t-elle.
Les identités alimentaires, poursuit le chercheur, constituent un enjeu touristique et de développement économique et territorial pour le Québec et Montréal. « Alors que de nombreux visiteurs et nouveaux arrivants continuent de se poser la question qui sous-tend ma thèse : qu’est-ce que la cuisine québécoise et où peut-on la déguster ? – et tant que les réponses manqueront, l’exploration des expressions des identités alimentaires québécoises restera pertinente », conclut-elle.