L’expérience de Dragon Age : Le Garde-Voile est en réalité représentatif de ce qu’est devenu une certaine frange des RPG (au sens large, mettez « action- » devant si vous voulez), des jeux en monde ouvert, voire des jeux vidéo contemporains en général. Très concrètement, Dragon Âge 4 propose de collecter des fleurs, des plantes, des tissus et des minéraux à récolter absolument n’importe où. Le long d’un champ de bataille, nous récupérons des tissus précieux. En explorant une nécropole, on trouve une quantité d’or et d’objets précieux (plus ou moins rares, un système de couleurs vous le dira, évidemment), jetés à terre. Pendant que nous luttons pour sauver notre peau, nous remarquons ces objets sans fin, clairement identifiés par des couleurs criardes (jaune pour tout le monde, vert pour les potions de soins), le jeu vous crie au visage. « n’oubliez pas de ramasser ça ! ». Et à cela s’ajoutent des coffres éparpillés aux quatre vents, sans la moindre logique, proches ou lointains. Dans les sous-sols lugubres : des coffres, sur les hauteurs de Trévise : des coffres, pendant que nous menons la charge vers Weisshaupt : des coffres…
Cette accumulation conduit finalement à une sursaturation. Un sentiment qui ne fait qu’augmenter quand, au fil des heures jouées, on se rend compte que tout cela baigne dans une futilité grossière. Si on accumule tout ce butin, c’est pour deux raisons : acheter des améliorations pour les magasins (j’en ai parlé dans le test de DATV) et/ou améliorer nos armes. Rien de révolutionnaire. Mais en même temps, la multiplication des coffres permet d’accéder à des armes bien plus puissantes que celles que l’on transporte sur soi. Par conséquent, le système de mise à niveau des armes et des armures est rendu presque obsolète. D’autant que les améliorations que l’on en tirera ne seront jamais anodines : quelques points de dégâts supplémentaires, une augmentation de 15% des dégâts. [insérer n’importe quel type de dégâts random : feu, glace, foudre, nécrotique…]. On finit par faire un choix grotesque : abandonner le système de craft ou négliger les trouvailles pour privilégier le craft, en espérant ne pas tomber sur une arme meilleure que la hache à deux mains que nous améliorons toutes les 30 minutes depuis 5 heures de jeu. Spoiler : vous trouverez bien mieux dans une malle placée au milieu d’une pièce qui n’est même pas cachée.
Dans un certain sens, DATV s’en tient aux clichés des jeux de rôle papier-crayon, en schématisant à l’extrême la boucle Porte/Monstre/Trésor. Mais il semblerait que BioWare (ou EA ?) avait tellement peur que vous vous ennuyiez, qu’il a changé la formule en Porte/Coffre/Équipement d’artisanat/Monstre/Coffre/Équipement d’artisanat/Trésor/Coffre/Équipement d’artisanat… À volonté.
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Les limites de la récompense constante
Si je prends par exemple Dragon Âge 4c’est à cause de l’effet de récence du titre dans mon esprit. Cependant, de nombreux autres titres souffrent de la même maladie. Malgré tout le respect que j’ai pour Le sorceleur 3était-il vraiment nécessaire de mettre des fleurs, des plantes et des minéraux à récolter partout ? Je m’abstiendrai de tirer sur l’ambulance Le prophétisémais le titre souffre du même syndrome. Ajoutons qu’en dehors des genres qui nécessitent comme préalable l’acceptation du fait qu’on va se laisser submerger par le loot (looter-shooter, hack’n’slash-…), le loot prolifère.
Cette prolifération a deux effets concomitants : d’abord la sursaturation illustrée précédemment, puis la diminution de la sensation de récompense. C’est la rareté qui fait la récompense. L’accueil systématique de cadeaux de toutes sortes ne fait que réduire à néant l’effet positif d’une rémunération dûment méritée. Le shot de dopamine que réclame notre cerveau lorsque l’on joue à un jeu vidéo ne sera efficace que s’il existe une forme de rareté et de caractère sacré de l’objet obtenu. L’exemple le plus simple et le plus universel est celui de la Master Sword dans la saga. Légende de Zelda. L’obtention de cette épée est un moment unique dans l’aventure, rendu iconique par une mise en scène particulière. C’est un moment qui ne se répétera pas au cours de votre voyage, qui fait souvent suite à de longues et douloureuses épreuves. Par conséquent, se promener avec la Master Sword en main a une énorme valeur symbolique et assurera sûrement une petite résurgence des hormones du plaisir à long terme.
Imaginez maintenant que vous puissiez trouver 4 528 Master Swords par partie. Au revoir récompense. Adieu la dopamine. Adieu envie de sortir ladite épée à la moindre occasion. Le meilleur pire exemple pour illustrer cela est Final Fantasy Origin : L’étranger du paradisune véritable horreur d’une surabondance d’armes non pertinentes.
L’autre maladie du butin dans les jeux contemporains est le manque de récompense. Pour reprendre le mot d’esprit que m’a lancé notre cher Kelmazad lors d’une discussion sur le redémarrage de Dieu de la guerre : « personnellement, les loots avec +2% sur les attaques de pirouette, c’est chiant pour moi« . Quel est l’intérêt d’offrir aux joueurs des amulettes, des bijoux, des armes ou autres charmes magiques dont l’effet est presque imperceptible ?
On atteint ici soit une forme d’ignorance totale du fonctionnement d’un système de récompense efficace, soit une idée erronée qui consiste à croire que butin = récompense = dopamine partout, tout le temps. Et ce alors qu’en réalité, le résultat est inverse. Après avoir décroché le 56ème anneau qui vous accorde +1% à votre revers critique de la main gauche les jeudis de pleine lune si vous portez des sous-vêtements kangourous, la seule conséquence est de vous faire exprimer au mieux de la lassitude, et au pire de la méchanceté (avec expiration forcée et regard mort vers le plafond). Dès lors la solution pour y remédier apparaît d’elle-même. Pour rendre la collecte de butin plus intéressante, il faut que celui-ci redevienne rare, ou qu’il ait un réel impact sur le gameplay.
Et pourquoi ne pas privilégier une approche plus réaliste du pillage ? Je n’ai aucun problème avec la suspension de l’incrédulité : quand Anneau ancien me dit qu’en tuant cette goule, j’ai récupéré 250 âmes, ça me va. Quand La porte de Baldur 3 me dit que je peux trouver le Crâne de Sarhin près du Temple de Baal, ok, pas de problème. Mais quand, en me débarrassant de deux pauvres voleurs sans abri, le jeu me propose 500 dollars, trois Colts, cinq rations de survie et 19 fers à cheval, ma suspension d’incrédulité commence à passer à travers la râpe à fromage.
En optant pour une collecte de butin plus terre-à-terre, en ne trouvant que du matériel de couture chez un tailleur, de l’argent dans les magasins, et des armures sur les chevaliers, et non dans les poches de tous les troopers qui croiseront notre chemin, même sur le terrain sur le terrain, sans aucune justification rationnelle (j’y mets les justifications magiques, pour peu qu’elles s’inscrivent dans l’univers du jeu auquel nous jouons), on reviendrait inévitablement à une standardisation du butin que je qualifierais de “générique”. Ce qui rendrait les butins rares encore plus exceptionnels.
Pour 1d4+2 dégâts supplémentaires
Une autre voie consisterait à apporter de réelles modifications de gameplay suite à la découverte de tel ou tel objet. C’est un cliché, mais SoulsBorne le fait extrêmement bien. Votre rapière ne jouera pas du tout de la même manière que l’espadon au clair de lune, qui lui-même n’aura rien à voir avec le fouet floral Hoslow. Ici, c’est la singularité du moveset de tel ou tel type d’arme qui vous évitera de tomber dans un phénomène de saturation. Une nouvelle arme découverte, c’est une nouvelle façon de jouer qui se révèle, qui suscite à la fois l’enthousiasme de la découverte, et la satisfaction à long terme d’avoir maîtrisé une certaine manière de combattre. Ainsi, pour que le butin retrouve de la pertinence, il doit proposer des variations significatives.
Une autre façon de stimuler positivement les joueurs à rechercher du butin réside dans le caractère périssable qui peut être conféré aux objets. Une arme qui s’émousse, une armure qui s’abîme, autant de motivations pour rechercher de nouvelles armes, ou pour rassembler les éléments nécessaires à la réparation de ce qui est cassé. Un tel principe de jeu justifierait une augmentation de la fréquence des découvertes pouvant être faites lors de l’exploration.
Il n’en reste pas moins que ces beaux principes ont généralement du mal à percer dans les jeux AAA. Les concepteurs et les éditeurs subissent une telle pression pour faire fonctionner leurs jeux sur le marché que souvent tout est fait pour plaire au public. Rien ne doit choquer, rien ne doit frustrer, que ce soit dans la manière d’aborder la gestion des briques de gameplay ou la philosophie du jeu. Autant dire que lors d’une réunion de service chez certains éditeurs en bourse, quand Jean-Michel Game design balance “et si on limitait le nombre d’armes transportables à 2” ou “et puis quand le joueur perd son armure, ben il doit finir son niveau en slip” (vous l’avez compris), il lui faudra certainement effacer les cicatrices d’une belle engueulade.
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Comment proposer un loot pertinent sans alourdir l’expérience joueur ? Privilégier la qualité à la quantité, établir une cohérence narrative du butin, réduire la microgestion, apporter une expérimentation et une satisfaction immédiate, introduire un système de périssabilité… Et bien en fait, il existe un genre qui fait déjà très bien tout cela depuis des décennies : le beat’em up. . Citons en gros Double-Dragon (1987), Combat final (1989), Hache d’or (1989), Les rues de la rage (1991)… Jusqu’à la succession actuelle : Scott Pilgrim contre le monde, Mère Russie saigne, Sifu, Fight’N Rage… La plupart de ces titres incluent déjà les principes cités ci-dessus. Alors bien sûr, on trouve parfois des poulets rôtis à la poubelle, et pour l’aspect RPG, il est souvent affamé (même si Filles de la ville de la rivière 2 fais ça très bien).
Pourtant, lorsque l’on examine chacun des points litigieux ci-dessus, beat’em up sait comment les gérer. Lorsque vous trouvez une arme, cela modifie le moveet de votre personnage, les armes ne durent pas dans le temps, souvent, vous récupérez lesdites armes sur les ennemis qui les détenaient, et vous voyez immédiatement les résultats des coups portés avec les nouveaux outils dont vous disposez. avons-nous constaté (un coup de katana sur la poire est souvent plus efficace que l’Opinel trouvé sur le corps d’un voyou). De plus, le beat’em up, en raison de son héritage issu de la culture arcade, est souvent expert dans la gestion de la gratification instantanée par rapport à la frustration nécessaire pour donner envie au joueur de persévérer. Tout cela, sans pousser vers des mécaniques trop complexes, qui pourraient nuire au plaisir immédiat du jeu et à l’accessibilité. De là à dire que pour renouveler le système de loot dit « moderne », il faudrait se tourner vers des productions qui ont presque quarante ans, il n’y a qu’un pas que je franchis volontiers. Mais je terminerai tout de même par une question : au-delà de la force de l’habitude, et d’un cahier des charges standardisé, pourquoi inclure du butin alors qu’il devient une obligation et non plus un plaisir ludique ?