Ces scientifiques qui apprennent à parler le langage des baleines

Une baleine à bosse et son petit aperçus sur la côte de Vitoria, au Brésil.

Atlantico : Des scientifiques ont tenté de communiquer avec une baleine lors d’une expérience scientifique. En quoi cette expérience représente-t-elle une première mondiale ? Les scientifiques ont-ils eu une véritable conversation avec une baleine ?

Jessica Serra : C’est l’un des plus vieux fantasmes de l’humanité : converser avec les animaux ! Les éthologues ne sont pas nouveaux dans ce domaine. Susan Savage-Rumbaugh a travaillé pendant des années avec les bonobos Kanzi et Panbanisha, et a montré qu’ils étaient capables de communiquer avec elle à l’aide de lexigrammes (systèmes de symboles). Irene Pepperberg parlait quotidiennement avec son perroquet Alex, qui, au-delà de prononcer de vrais mots avec un niveau de sophistication comparable à celui d’un enfant humain, faisait preuve de créativité dans sa façon de parler. Plus récemment, les chiens Stella et Bunny ont fait sensation en appuyant sur des buzzers associés à différents mots pour se faire comprendre de leur maîtresse. Et qu’en est-il de Koko, le gorille qui a appris à utiliser la langue des signes ?

Photo libre de droits (wikipédia) : licence Creative commons

Kanzi discute avec l’éthologue Susan Savage-Rumbaugh

Dans chacune de ces situations, la démarche consiste à apprendre à l’animal à parler notre langage. Mais les bioacousticiens, ces spécialistes de la communication animale, le savent bien : les animaux ont leur propre langage. Ces scientifiques s’intéressent ainsi à tous les sons émis par les animaux pour se parler. Ils enregistrent leurs vocalisations et leurs comportements afin de les décrypter. C’est là que l’intelligence artificielle entre en jeu ! Il permet de capter finement les comportements et de les encoder, mais aussi d’enregistrer et de traiter les vocalisations. L’ambition est claire : décrypter ce que les animaux se disent. Mais pas seulement. Une fois les sons ou séquences sonores décodés, l’intelligence artificielle pourrait apprendre à parler le langage de l’animal pour discuter avec lui.

C’est le défi qu’a relevé l’équipe de l’université de Californie à Davis en diffusant à l’aide d’un haut-parleur un appel de contact enregistré d’une baleine : un « whup » ou un « throp ». haut-parleur sous-marin, message auquel une baleine à bosse nommée Twain a répondu à plusieurs reprises, au cours d’une conversation d’une vingtaine de minutes. Cette expérience est pionnière en la matière : c’est la première fois que nous parlons le langage d’une baleine, et qu’elle nous répond !

Comment les chercheurs tentent-ils de décoder le langage des baleines, pour découvrir ce que disent réellement les baleines ? Le langage des baleines est-il complexe ?

Les baleines à bosse possèdent non seulement un grand cortex auditif mais également un larynx unique, qui leur permet d’émettre plusieurs types de sons, notamment des sons de basse fréquence pouvant parcourir des milliers de kilomètres. Les sons rythmiques émis par les baleines, mieux connus sous le nom de « chant de baleine », intéressent les chercheurs depuis des décennies en raison de leur étonnante complexité. En plus de leurs chants, les baleines émettent également une gamme de sons sociaux (sons non chantants), dont plus de 40 appels sociaux uniques.

Les chercheurs utilisent d’abord des hydrophones pour enregistrer ces émissions sonores, puis des technologies de pointe et l’intelligence artificielle, à la fois pour analyser leur structure acoustique et comprendre le contexte comportemental dans lequel le son a été émis. Le projet CETI (Cetacean Translation Project) rassemble des spécialistes de tous bords, des biologistes marins bien sûr, mais aussi des chercheurs spécialisés en intelligence artificielle et des linguistes, dont l’objectif est de décrypter la signification de chaque son.

Ce travail avec les mammifères apporte-t-il de l’espoir dans la quête de la communication avec les animaux ?

Si les éthologues ne doutent plus de l’intelligence et des émotions animales, notre vision du monde reste anthropocentrique, avec tous les dérives que cela comporte. Tant qu’un animal ne parle pas avec des mots humains, nous le considérons comme inférieur. Imaginez un monde où les baleines, les singes, les vaches ou les cochons parlaient via un traducteur ? Cela nous inciterait, me semble-t-il, à considérer les non-humains avec un tout nouveau niveau d’empathie.Même si nous n’en sommes qu’au début du déchiffrement des langages animaux, l’intelligence artificielle ouvre les portes de la communication homme-animal.

Faut-il se méfier de l’anthropomorphisme ?

Quand en tant que scientifiques, nous essayons de nous projeter dans l’univers d’une espèce animale à travers ses propres sensorialités et son cerveau (ce que nous faisons dans la collection « Mondes animaux » chez Humensciences), nous nous rapprochons de la vérité, mais elle reste forcément approximative car elle est biaisé par notre façon, en tant qu’êtres humains, de voir et de penser le monde en utilisant nos propres sens. Dans les expériences sur les langages animaux, leur déchiffrement est également approximatif et l’anthropomorphisme (cette tendance qu’on a à attribuer des intentions humaines aux animaux) est un biais important à prendre en compte, car lorsqu’on traduit un son animal par une parole humaine, on tombe inévitablement dans ce piège ! Malgré ses limites (anthropomorphisme) et ses dérives potentielles (faire dire à un animal ce qu’il n’a pas dit !), ce type de traduction permettra de comprendre à la fois la richesse du vocabulaire utilisé et la complexité de leurs relations sociales.

La capacité de communiquer avec les baleines risque-t-elle d’être détournée et utilisée pour les chasser ?

Il existe toujours un risque d’utiliser cette capacité pour communiquer avec les baleines (ou d’autres animaux) à des fins de chasse, mais les lois sur la protection des animaux devront être renforcées et évoluer en fonction des avancées scientifiques.

Les travaux du groupe de scientifiques du Ceti renforcent-ils le lien entre l’homme et la nature ? L’IA pourrait-elle nous permettre de comprendre les systèmes de communication de nombreuses autres formes de vie à un niveau beaucoup plus profond ?

Qu’il s’agisse des travaux du CETI ou de l’ensemble des travaux menés par les éthologues, tous contribuent à une meilleure connaissance du monde animal et incitent à son respect. Si nous parvenons à développer nos capacités de communication avec les non-humains, cela ne pourra que conduire à un renforcement des liens entre l’homme et l’animal. Je suis en effet convaincu que l’IA permettra de comprendre en profondeur, plus que tout autre programme avant elle, les modes de communication des animaux.

Pour approfondir le sujet :

Le livre « La bête en nous » édité par HumenSciences

Le livre « Le grand livre de l’intelligence animale » aux éditions Larousse

Retrouvez son travail ici : www.jessica-serra.com

 
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