Jeudi, World Rugby doit voter pour l’élection de son président. Abdelatif Benazzi fait partie des trois candidats ayant des chances raisonnables de l’emporter. Retour sur le parcours d’un joueur né au Maroc et révélé en France, immédiatement animé par une énorme ambition. et souvent incompris, ou victime de jugements hâtifs.
Il aura donc rendez-vous avec son vertigineux destin jeudi prochain, à Dublin. A l’issue du vote du conseil de World Rugby, Abdelatif Benazzi pourrait s’installer au fauteuil de patron de World Rugby, troisième Français après Albert Ferrasse (présidence tournante) et Bernard Lapasset (2007-2015). Il serait le premier international tricolore… et le troisième Agenais, ce qui signifie que la Préfecture du Lot-et-Garonne conserve son influence à travers les âges.
Le vote n’est pas gagné d’avance, « Abdel » a deux opposants déclarés et il y aura sans doute des alliances en coulisses. Mais sa simple présence à ce concours en dit long sur l’ambition et le parcours hors du commun de ce Franco-Marocain qui, en 1988, le jour de son anniversaire, arrivait à Cahors pour vivre dans un atelier sans connaître personne. « Mon destin et mon ambition ont commencé lorsque j’ai décidé de quitter la maison à 19 ans pour découvrir un pays et un club qui m’ont ouvert les bras. Ce n’était pas facile car j’étais destiné à reprendre les affaires familiales. En 36 ans, il s’est passé beaucoup de choses, en crampons et en costume-cravate, sur les terrains, les salles de classe et les bureaux, parfois loin des projecteurs.
L’ambition de siéger au fauteuil présidentiel à Dublin a pris forme dans son cerveau entre octobre 2023 et juillet 2024. « L’idée est venue de moi, motivée par les relations que j’ai nouées pendant la Coupe du monde et les Jeux olympiques. Le fait que la France ait accueilli coup sur coup deux événements majeurs nous a beaucoup aidé. Nous avions tout le monde sous la main, une assemblée de World Rugby, du CIO. Tout le monde est venu à Marcoussis pendant que la France démontrait sa puissance organisationnelle et surtout en matière de rugby pur, notre modèle de travail main dans la main avec la LNR qui nous entoure. envie.”
Contrer une certaine impuissance française
Abdelatif est un nom, il est vrai, qui parle à toute la planète ovale. « J’ai joué en Angleterre et en Australie. L’histoire de mon essai raté m’a rendu célèbre en Afrique du Sud, je suis resté ami avec François Pienaar. Je suis partie à la chasse avec lui, il m’a permis d’avoir un texte de Nelson Mandela pour la préface de mon livre.
Même en costume-cravate, il se sentait assez fort pour développer une certaine impuissance à la française : « Nous étions largement absents des instances internationales, nous étions responsables de cette situation. Nous avions été sollicités et nous n’avons pas pu répondre, pour des raisons culturelles. Écoutez, la France a souvent peu participé à la Commission Haute Performance, la plus importante. Il rassemble tous les managers et tous les arbitres qui s’assoient pour parler de l’avenir du jeu. Mais voilà, cela commence à changer, avec Fabien Galthié et Raphaël Ibanez qui commencent à siéger. Maintenant, nous commençons à partager nos valeurs. , et nous commençons à inviter toutes les nations à travailler main dans la main et à venir à Marcoussis. Regardez : pour les problèmes disciplinaires que nous avons vécus cet été, nous avons établi un programme éthique inspiré de ce qu’ils ont fait. nos voisins européens et même du sud.
Abdelatif Benazzi a souvent été considéré comme biaisé par des préjugés ou des jugements hâtifs, notamment pour le défendre de certaines attaques. Mais il échappe aux clichés qui collent à la peau des Marocains de France. Il n’est pas le fils d’un immigré venu chercher du travail. Il vient d’une famille aisée. Il est diplômé du secondaire lorsqu’il arrive en France et est bien décidé à ne pas s’arrêter en si bon chemin : «Ma famille avait des moulins au Maroc, mais j’étais différent de mes cousins, avec un physique inhabituel à quinze ans. Peut-être que j’étais un peu rebelle parce que je voulais sortir du cocon familial. Je jouais déjà au rugby, je m’entraînais en secret car notre sport était perçu comme une activité violente. Un professeur m’a donné confiance, j’avais envie d’exister seule, avec ma différence. Pour mes parents, ce fut une surprise lorsque je leur ai dit que je voulais partir, ma mère ne voulait pas que je parte.
Dans notre magazine, à l’automne 2023, Abdelatif rentrait un peu plus dans les détails : « Quand j’étais plus jeune, j’étais un peu gros, un peu maladroit et très introverti… Un jour, un professeur de sport m’a demandé si je pouvais apprécier ce sport. J’ai donc été rapidement convaincu. » C’était imposant, mais peut-être pas encore colossal. Il a dû composer avec ce surnom de « Tabbouz », peu valorisant, enrobé de moquerie qui le poussait au repli sur lui-même. Le rugby lui a permis de se débarrasser de tous ses complexes, avec le sentiment soudain que le monde s’ouvrait à lui. C’est là sans doute qu’il sentit monter en lui des ambitions qui ne se tarirent jamais. Lui, fils d’une famille bien implantée dans le monde des affaires, ne pouvait se contenter de son simple talent de joueur.
Premier symptôme, ce départ à Agen en 1989 : « Je voulais m’imposer dans le plus grand club français ! Je l’ai vu comme un moyen de forger mon caractère.
Les plus jeunes ont peut-être oublié ce que représentait le SUA à l’époque : « J’ai sans doute eu la chance de me retrouver dans un club où se prenaient les décisions importantes de la FFR. Je me souviens que Guy Basquet me disait : « Ici, on entraîne les hommes parce que le rugby ne dure qu’un temps ». J’ai eu l’idée d’aller jouer à Bordeaux, pour être plus proche de l’université, mais Albert Ferrasse m’a aussi dit que si je voulais travailler aux côtés du rugby, il m’aiderait à trouver ma place. et que si je restais à Agen, je ne le regretterais pas. Il s’est implanté au SUA avec certaines difficultés, les anciens membres du groupe ne lui ont pas rendu service : « Mais c’était comme ça, à Agen ! Les jeunes ont tous dû passer par là avant d’être acceptés. »confie son ami Philippe Benetton. On se souvient aussi des provocations racistes : « Cela faisait partie du jeu à l’époque, mais je trouvais qu’Abdel était au-dessus de ça. Par contre, pour défendre ses amis, il est devenu méchant… » On se souvient aussi des critiques venant de ses propres coéquipiers qui, en secret, n’acceptaient pas son jeu innovant, ses puissantes courses droites pour tester les défenses adverses à pleine puissance. Benazzi était en contradiction avec les principes d’un certain jeu collectif à l’Agenoise. Il l’a payé avec une certaine solitude mais il a toujours considéré que ces petits pièges faisaient partie de la vie, l’avenir lui donnait raison. Malgré quelques effusions de sang, il a eu le courage de tracer sa route, avec un maximum de lucidité, sans renier ses « ambitions », le mot lui vient d’ailleurs facilement.
Une rencontre décisive avec Florian Grill
Parallèlement à son ascension sportive, Abdelatif Benazzi débute également chez Fruit d’Or, une entreprise agroalimentaire, avec des responsabilités régionales. Puis le rugby est devenu professionnel alors qu’Abdel n’avait que 27 ans. Sa carrière prend un nouveau tournant, comme pour toutes celles de sa génération. Lorsqu’il raccroche les crampons en 2003, alors qu’il joue aux Saracens, il n’enchaîne pas avec Fruit d’Or. Il choisit de rester dans le monde du sport, côté bureautique et informatique : «Je suis partie me former avec un master à l’Essec, une école de commerce, dans le domaine du marketing sportif. J’ai ensuite travaillé chez Sportfive, en tant que responsable du développement sportif. C’est là que je suis devenu un homme de dossier, inconsciemment, en partant de zéro. J’ai découvert le monde des partenaires, des annonceurs, au contact de la FFR d’ailleurs. Puis, en parallèle, j’ai investi dans l’immobilier et dans les salles de sport. J’ai découvert la vie de chef d’entreprise et les risques qu’elle comporte, alors je me suis éloigné des émotions du rugby, ou plutôt de leur absence, qui peuvent ronger en fin de carrière.
Et puis, il y a eu cette rencontre, avec Florian Grill : « J’ai déménagé à Paris à la fin de ma carrière, je cherchais un club pour continuer à jouer au toucher et j’ai rencontré Florian, qui était éducateur à Boulogne-Billancourt. Avec Noor, mon association, nous avons réorganisé le voyage de 120 jeunes de l’ACBB à Oujda. J’ai compris toutes les valeurs qu’il portait et sa passion pour notre sport.
C’est cette amitié qui lie Abdelatif aux autorités, pour la lutte pour le pouvoir contre le clan Laporte. L’élection perdue de peu en 2020, l’entrée au comité directeur en mai 2023, la vice-présidence en juin 2023 et enfin la victoire formelle et magistrale de la liste Grill en octobre 2024. On oublie parfois qu’Abdel avait, comme pour parfaire son CV, expérience en club professionnel, à Montpellier en 2015-2016. « Un excellent souvenir ! Nous sommes allés en demi-finale du championnat, nous avons remporté la Challenge Cup. J’avais de bonnes relations avec Mohed Altrad… Il y a eu une crise après le départ de Fabien Galthié. Il a fallu professionnaliser le club en accompagnant Jake White mais parfois, malentendus et intrigues font qu’on préfère se séparer tout en gardant de bonnes relations. Je me suis heurté à certaines personnes qui étaient là et qui entouraient le club, qui n’acceptaient pas le changement. nous avons dû prendre des décisions fortes. Cette expérience m’a permis de m’immerger dans le monde du professionnalisme, d’en comprendre les structures. C’est dommage de ne pas avoir mené à bien ce projet de développement du club, en sa périphérie. autour du stade… Mais je pense avoir été honnête avec moi-même et avec les autres, je reviens toujours à Montpellier la tête haute.
Face aux mastodontes du sud
Cette corde manquait sans doute à son arc, avant d’attaquer la citadelle de Marcoussis. Dès son arrivée, il se heurte à la question des revenus du Tournoi des Six Nations, désormais partagés ad vitam aeternam avec CVC par la précédente gouvernance. « Il a fallu revoir ce pourcentage de revenus, à notre avis c’était injuste envers la France. Cela s’est fait à une époque où la France perdait beaucoup de matches… Mais engager la France sur un cycle de quatre ans est une chose ; S’engager pour la vie, c’est autre chose. Aujourd’hui, nous repensons cela. Ce n’est pas normal d’apporter 26 % des droits médias et de ne recevoir que 16 % des revenus. , un contrat est un contrat, mais nous avons au moins ouvert ce débat.
L’année 2024 a été l’année de la prise de conscience de son potentiel. « J’ai pris la décision pendant les Jeux olympiques, mais on a retardé la décision à cause des cas que vous connaissez (Auradou-Jegou et Narjissi, NDLR) parce qu’il fallait respecter les familles. Quoi qu’il en soit, il fallait s’ouvrir aux autres pour partager notre modèle : si nous ne le faisons pas, l’influence de la France en souffrira. Cela ne sera pas pris en compte même si nous sommes l’un des pays qui contribuent le plus à l’économie du rugby. » Reste à déterminer son programme. Abdelatif Benazzi ne cache pas sa volonté de s’ouvrir aux pays émergents. Il a rappelé à plusieurs reprises que les onze nations les plus fortes contrôlent 75 % des voix, une situation à ses yeux propice au conservatisme.
Il sera fortement soutenu par la FFR, mais n’est pas officiellement candidat (la subtilité est importante). Il revendique un statut « d’indépendant », de porte-parole de tout le rugby. Mais elle se heurtera inévitablement à l’influence de pays historiquement puissants, les deux mastodontes océaniens (Australie et Nouvelle-Zélande) par exemple. Le pari d’Abdel est celui du développement tous azimuts, soulignant que les grandes nations perdent toutes de l’argent, même l’Angleterre, qui était autrefois une valeur refuge. Il estime que seul un développement massif du rugby pourrait les redresser. Son parcours singulier semble, il est vrai, incarner cette hypothèse.