Loué à Hollywood mais répudié au Mexique. « Emilia Perez », le film de Jacques Audiard sur un narco mexicain transgenre, séduit le monde cinéphile mais pas le pays qui l’a inspiré, qui lui reproche de s’approprier à la légère les drames de la narco-violence.
Ce jeudi, la comédie musicale est entrée dans l’histoire avec 13 nominations aux Oscars, un record pour une œuvre non anglophone. Et connaîtra enfin le verdict du public mexicain avec sa sortie en salles, après des mois de violentes inculpations.
« Emilia Perez a tout ce qu’il y a de mauvais dans un film : les stéréotypes, l’ignorance, le manque de respect, l’exploitation de l’une des plus graves crises humanitaires au monde (les disparitions massives au Mexique). Nuisible. Frivole», a résumé sur X Cecilia Gonzalez, qui se présente comme une journaliste mexicaine en Argentine (47 000 abonnés).
Le chemin de croix d’« Emilia » sur ses terres a débuté fin octobre au festival de Morelia (nord-ouest) lors d’une projection en présence d’Audiard et des actrices récompensées du Prix d’interprétation féminine à Cannes, Karla Sofia Gascon, Zoé Saldaña, Selena Gomez et Adriana Paz.
Peu impressionné, le public a applaudi du bout des doigts l’histoire du narco sanguinaire qui vient en aide aux victimes des cartels dont les proches des disparus une fois devenu femme.
– « Tout semble inauthentique » –
Le directeur de la photographie mexicain Rodrigo Prieto, également très populaire à Hollywood (« Barbie », « Killers of the Flower Moon » de Martin Scorsese), a été le premier à tourner contre le film tourné en studio à Paris, hormis quelques extérieurs nocturnes à Mexique.
Hormis la présence au casting de la Mexicaine Adriana Paz, “tout semble inauthentique”, a-t-il résumé pour le magazine spécialisé Deadline.
“Surtout quand le sujet est si important pour nous, Mexicains”, a-t-il ajouté, faisant référence aux quelque 30 000 homicides annuels et aux 100 000 disparitions liés en grande partie à la narco-violence.
« Je n’ai rien contre les non-Mexicains qui font des films au Mexique, mais les détails sont importants. Prenons le cas d’Ang Lee. Il est originaire de Taïwan et a réalisé +Brokeback Mountain+ (romance entre deux cowboys). Mais il se concentre sur les détails», a conclu Prieto, qui défendait son propre film (Pedro Paramo, pour Netflix) à Morelia.
“Le film banalise le problème des disparus au Mexique”, s’insurge Artemisa Belmonte, auteur d’une pétition sur change.org pour s’opposer à sa sortie en salles (11 000 signatures depuis le 9 janvier).
“Emilia Perez” est “l’un des films les plus grossiers et les plus trompeurs du XXIe siècle”, a écrit l’écrivain Jorge Volpi dans El Pais.
-Inversons les rôles, ironise-t-il : qu’aurait dit la profession si un réalisateur mexicain oscarisé (Cuaron, Inarritu ou Del Toro) avait tourné une fiction sur les problèmes des banlieues en France, mais dans un studio au Mexique, avec des acteurs d’Hollywood, parlant avec un accent argentin ou colombien ? “Cela aurait été une simple plaisanterie reçue avec des éclats de rire.”
“Emilia Perez incarne tous les préjugés maladroits sur les transitions de genre”, ajoute Volpi, saluant néanmoins “le travail minutieux” de l’actrice transgenre espagnole Karla Sofia Gascon.
Autre polémique : le mauvais espagnol de l’Américaine d’origine mexicaine Selena Gomez. Sa performance a été qualifiée d’« indéfendable » par l’acteur mexicain Eugenio Derbez.
“Je suis désolée, j’ai fait de mon mieux”, s’est défendue Selena Gomez sur Tik Tok. Derbez s’est excusé catégoriquement.
– Audiard prêt à s’excuser –
Audiard lui-même a commencé son mea culpa lors d’une récente présentation au Mexique : « Si les choses semblent choquantes en Émilie, je serais prêt à m’excuser. » « Au départ, c’est un opéra et un opéra, ce n’est pas très réaliste », se défend-il.
“Selena (Gomez) et Zoé (Saldana) ont apporté une dimension commerciale”, a-t-il expliqué en réponse à une question de l’AFP à Bogota sur le peu de Mexicains au casting (autre critique récurrente).
Face aux attaques, « Emilia » a fini par trouver quelques défenseurs au Mexique. “Je ne pense pas que Gene Kelly soit allé à Paris pour Un Américain à Paris”, a déclaré le réalisateur mexicain Guillermo del Toro lors d’un entretien avec Audiard.
“Si les grands maîtres du cinéma d’auteur comme Federico Fellini ou Luis Bunuel étaient vivants, c’est le genre de film qu’ils feraient”, selon le chroniqueur de Milenio, Alvaro Cueva, affirmant que Bunuel avait également été écrasé en 1950 pour “Los Olvidados”. » (chronique des bidonvilles de Mexico).
Interrogée également par Milenio, Angie Orozco, issue d’un collectif de proches de disparus, a espéré mercredi que “tout le bruit” autour du film permettrait de mieux “voir cette crise” des disparus. Un retour à la dure réalité.