ENTRETIEN – Dans son nouveau livre, Parler avec sa mère, le philosophe explore toutes les nuances des sentiments et l’ambivalence de l’amour filial. En réinventant cette relation, il esquisse une joyeuse écologie des sentiments.
« Tout le monde a déjà fait, au moins une fois, l’expérience d’une profonde incompréhension dans un dialogue avec sa mère. Alors qu’on parle la même langue – cette fameuse langue maternelle – il semble que chaque mot soit source d’un malentendu. Nous parlons ensemble, nous essayons plus ou moins de nous comprendre, mais ce que nous essayons de partager s’effondre irrésistiblement entre-temps”, écrit Maxime Rovere dans les premières lignes de son nouveau livre, Parle à ta mère.
Dans cet ouvrage, le philosophe et écrivain français explore les interactions et les sentiments qui nous lient à nos mères, tout en développant une lecture passionnante de la filiation en perpétuelle évolution. Pour l’auteur, mieux comprendre la maternité, c’est pouvoir se reconnecter aux autres, mais aussi au monde, à la nature.
Madame Figaro. – Pourquoi explorer le dialogue avec nos mères ?
Maxime Rovère. – C’est un sujet universel, qui touche tout le monde ! Pour moi, le déclencheur a été une étrange intuition. Après une conférence sur l’écologie, j’ai parlé à ma mère au téléphone, mais elle n’écoutait pas ce que je lui disais. En raccrochant, j’ai eu l’intuition qu’il y avait un lien entre la difficulté à prendre de bonnes décisions écologiques et la difficulté à parler avec sa mère. Après plusieurs semaines de réflexion, je me suis rendu compte que c’était la notion de système qui faisait le lien. J’ai découvert que le système le plus sensible de notre environnement est celui de la famille. Je gage donc qu’en comprenant mieux nos relations avec nos mères (qui éclairent également toutes les interactions au sein de la famille), nous abordons différemment les systèmes dont dépend l’espèce humaine. Tout est lié ! Si vous modifiez votre relation avec un seul membre de la famille, c’est tout le système « familial » qui est perturbé. Élargissons le sujet : puisqu’il existe une terre « nourricière » et que nous vivons dans une « matrice » atmosphérique, la notion de maternité n’est-elle pas centrale en écologie ? La maternité peut donc être éclairée par la philosophie. En pensant mieux, nous pouvons transformer à la fois nos relations avec nos propres mères (ou avec nos enfants) et avec la planète.
Pourquoi est-ce si difficile de parler à ta mère ?
La relation entre la mère et l’enfant est très mobile, elle accompagne l’humain dans les métamorphoses les plus spectaculaires de son existence : passage du bébé à l’enfant puis à l’adulte, et en même temps, passage de l’adulte à l’addiction et à la mort. Cette relation est donc en métamorphose permanente, ce qui pose un sérieux problème d’identité. Car si la mère a porté le bébé, leurs identités portent les traces d’un moment d’intense communauté : le nouveau-né identifie sa mère comme faisant partie de lui ! Au fur et à mesure que l’enfant grandit, à mesure que la famille intervient, à mesure que la mère vieillit, leur relation devra encore prendre en compte l’ensemble de ses conditions de vie, auxquelles participent toutes sortes de choses (espèces animales et végétales, microbes, etc.). C’est une relation très intime qui reflète et façonne toute notre manière d’exister. En ce sens, les difficultés de communication entre la mère et l’enfant constituent une petite brèche qui ouvre sur des scènes infiniment plus vastes.
Vous parlez d’un profond malentendu…
Le plus souvent, les relations mère-enfant commencent par une grande entente, puis elles se compliquent ! Un enfant doit être protégé par ses parents, car il ne peut subvenir à ses besoins. Cette dépendance crée un rapport de force déséquilibré, ce qui constitue une difficulté : les parents auront tendance à imposer leur vision des choses. Heureusement, ils commettent des erreurs dans l’exercice de leurs fonctions parentales. Grâce à ces échecs, l’enfant apprendra à s’émanciper. Il arrive aussi qu’au lieu d’offrir à leur enfant un environnement facilitateur, les parents agissent comme des obstacles. En réalité, les échecs parentaux génèrent chez l’enfant des frustrations légitimes à travers lesquelles il va se développer. Cette frustration est inévitable, car les êtres individuels ne peuvent pas s’entendre sur tout, ce serait contradictoire. Et cette différence ne peut être conçue comme toujours heureuse ou harmonieuse : à mesure que les interactions se multiplient, elle finit statistiquement par générer des tensions et des désaccords. Ce point est essentiel pour ne jamais rechercher une relation éternellement apaisée avec sa mère !
Nous aimerions partager des joies, mais il faut aussi accepter d’avoir des discussions difficiles, car c’est ainsi qu’on avance
Maxime Rovère
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La communication est-elle plus difficile avec une mère trop présente ?
C’est une contrariété qu’expriment parfois certains enfants bien-aimés : leurs mères se soucient trop d’eux. Trop d’engagement émotionnel leur exerce une pression douloureuse, un peu comme si quelqu’un passait son temps à lire par-dessus son épaule. Mais dans quels cas une mère doit-elle signaler tout ce que fait ou vit sa progéniture ? C’est que son expérience de femme et pas seulement de mère souffre d’un manque. Derrière une mère intrusive se cache une femme qui n’a pas le droit de s’exprimer. Il arrive ainsi qu’une mère fasse peser sur son enfant le sacrifice de ses propres ambitions sociales, ou des transformations de son corps, ou du temps ou de l’argent investis pour en prendre soin… Elle peut puiser à volonté dans n’importe quelle fonction maternelle qu’elle remplit pour transformer ses frustrations intimes en une demande de compensation à l’égard de sa progéniture. C’est dommage, car ces frustrations devraient être politiques et non alimenter un chantage émotionnel. Aucun enfant ne compensera jamais les frustrations d’une femme.
Ou une forme de maternité regrettée…
Oui, absolument ! Par exemple, l’une des fonctions maternelles est de donner à manger. Ma propre mère a reçu de sa mère (et de toute la société) ce langage affectueux qui consiste à préparer à manger : elle est une mère nourricière au point qu’elle ne veut pas se décharger de cette tâche pour être invitée par son fils (moi ) pour déjeuner au bistrot du coin. Cela la rendra moins heureuse, même si elle sait que je n’ai plus besoin de mère adoptive. Toutes les mères (et tous les enfants) sont ainsi, réactivant certaines fonctions maternelles que d’autres pensaient obsolètes. C’est pourquoi nous pouvons constater que l’un ou l’autre a une manière inappropriée d’exprimer son amour. Entre deux adultes dont l’un était le bébé de l’autre, il y a de la maternité dans l’air, mais on ne sait plus en quoi elle consiste. Il faut donc apprendre à s’écouter pour réinventer la relation.
Est-il possible d’imposer un nouveau dialogue ?
Tout est une question de diplomatie, de tact. Comme entre deux pays. Pour éviter d’entrer en guerre, nous devons négocier et renégocier les conditions de l’apaisement. Tout en sachant que cette relation problématique ne sera jamais complètement apaisée. Dans cette diplomatie, le fait de se dire ce que l’on veut, pour trouver ensemble un compromis, est fondamental : c’est ce qui justifie le chapitre du livre intitulé « L’art de se rendre visite ». Quel est l’objectif ? Survivez à la visite ! Dans mon cas, même si je préfère cuisiner ou inviter ma mère au restaurant, j’accepte la nécessité « vitale » qu’elle ressent de rester une mère attentionnée. Mais cela ne fonctionne que si l’enfant ne se met pas dans une posture de sacrifice. Il faut négocier une compensation : « Si on mange à la maison, j’aimerais qu’on fasse une promenade dehors. Est-ce que tu aimerais ça ? Mais survivre à une visite chez votre mère peut représenter un effort bien plus important. Nous aimerions partager des joies, mais il faut aussi accepter d’avoir des discussions difficiles, car c’est ainsi qu’on avance. C’est en captant les vagues qu’on les surmonte.
Si la relation entre mère et enfant est si compliquée à vivre et difficile à comprendre, c’est parce qu’il s’agit d’une relation très intime qui reflète et façonne toute notre façon d’exister.
Maxime Rovère
Le dialogue avec sa mère se poursuit-il après sa disparition ?
L’avantage d’avoir mené cette réflexion philosophique sur la mère, c’est que le livre permet de dépersonnaliser un peu cette notion. Autrement dit, « ma mère » peut désigner quelque chose de bien plus grand qu’un seul individu : au-delà de « ma petite mère », nous devenons sensibles à toutes ces entités qui remplissent des fonctions maternelles, sans lesquelles on ne pourrait survivre. : le sol qui vous soutient, l’atmosphère que vous respirez, la terre qui vous nourrit… Ainsi, en se défocalisant de la mère individuelle, on retrouve le sens de l’amour et du respect des formes non subjectives de maternité. C’est étrange à dire mais si nous comprenons qu’il y a de l’amour et du soin dans les choses les plus élémentaires (l’eau, l’air, la terre, le feu), nous vivons notre vie différemment. On se rend compte par exemple qu’un bain dans la mer, dans un lac ou dans une rivière n’est pas quelque chose qui nous procure seulement du plaisir : il nous ouvre en effet à un amour profond pour ce qui nous fait exister. Ces joies simples vous guérissent du consumérisme, mais elles vous font aussi comprendre que votre petite mère, celle qui s’occupait de vous au début puis vous dérangeait, est l’ambassadrice de quelque chose d’infiniment plus grand.
Parler avec sa mère, de Maxime Rovere, Éditions Flammarion, 288 p., 21 €. À paraître le 22 janvier.